MARSEILLE (SIWEL) — Placée sous le patronage de Marseille Provence, la grande exposition pour le centenaire de la naissance de Camus s’est ouverte, le 4 octobre 2013.
La genèse fut tumultueuse, après le désistement de Michel Onfray, successeur en août 2013, de Benjamin Stora nommé par François Hollande commissaire de cette exposition. Indignée, la ministre de la Culture Aurélie Filippetti a regretté publiquement Stora et fait savoir qu’elle retirait à l’exposition les subventions de l’État, confirmant ainsi qu’il s’agissait d’une opération politique.
Sur les captations de Camus par les « cercles algérianistes » et l’extrême droite, responsables du pataquès d’Aix en Provence,1 l’historien le plus médiatisé en France et en Algérie, s’explique.
Camus, un écrivain sulfureux et contesté
Dans un texte vif, Stora s’étrangle de rage, car après l’abandon de la « caravane Camus » où il devait exposer dans toute l’Algérie, l’oeuvre de Camus2, son éviction signe l’échec de son action menée depuis un quart de siècle pour la signature d’un traité de paix entre l’État algérien, sans se braquer sur sa nature, et la France.
C’est aussi, dit-il, le déni de son travail qui l’ont consacré dans beaucoup Universités, comme le meilleur historien de l’Algérie, sur son passé lointain jusqu’à la Régence d’Alger avec une étude fouillée sur les royaumes berbères, l’Algérie Française coloniale, le mouvement nationaliste, l’émigration, les différentes composantes de la personnalité algérienne, à dominante arabo-islamique, la somme de ses livres sur la guerre d’Algérie et l’Algérie indépendante.
Déni aussi de l’enseignement qu’il diffuse à l’Université Paris X sur les sociétés du Maghreb et du monde arabe, la géopolitique du Moyen-Orient, les cultures et les civilisations des pays de la Méditerranée, avec le souci qu’il a manifesté d’actualiser les travaux de Jacques Berque, Bernard Lewis et Fernand Braudel.
Stora explique qu’après sa distance prise avec l’engagement à l’extrême gauche, Camus est devenu :
« une référence de justesse et de mesure, notamment sur les questions de la violence et du terrorisme, redevenues, particulièrement aigües au moment de la guerre civile des années 1990 en Algérie » (p. 18).
Il emprunte à Jean Daniel son portrait de Camus : son enfance pauvre et malheureuse, sa santé fragile, son amour du foot, de la nature et du soleil (Noces), des femmes et de ses oeuvres. Il note que dans un article d’Alger Républicain de mai 1939, Camus réclame la libération des détenus du PPA et notamment celle de Messali Hadj, mais « on voit peut-être là se dessiner sa vision future pour une Algérie égalitaire, mais contre une Algérie indépendante » (p. 51)
Après 1958, il parle de sa conscience malheureuse, car :
« Alors que le FLN, tout comme une grande partie des intellectuels, se positionne plutôt par rapport à l’histoire du camp socialiste et du nationalisme arabe, Camus s’inscrit plutôt dans le camp de la dissidence libertaire antistalinienne des années 1950. Il y a donc une méfiance, voire un rejet, comme on l’a vu avec Kateb Yacine. Camus, il est vrai, a refusé d’accepter le passage à l’indépendance, restant attaché à l’Algérie de son enfance et appelant de ses voeux une réconciliation intercommunautaire. Tout le drame de Camus, c’est qu’il voulait appartenir à plusieurs mondes. Sans voir que c’était devenu impossible. »
Camus a dénoncé le massacre de Melouza, mais :
« Une chose est claire, Camus ne se rapproche pas de Messali au nom de l’indépendance. Il le fait dans une situation d’adversité face à des méthodes, celles du FLN, qu’il juge totalitaires. […] Contrairement à Camus, Feraoun est pour l’indépendance de l’Algérie » (p. 62)
Pour Stora, l’indépendance de l’Algérie était celle acquise par le FLN qui a dirigé la guerre d’indépendance du peuple algérien en abandonnait le programme du PPA fondé sur la Constituante. Il conforte son jugement sur Camus resté un Pied-Noir hostile à l’indépendance de l’Algérie, en adoptant, après Jean Daniel, l’analyse faite sur Camus par l’écrivain Edward Saïd :
« Les romans et les nouvelles de Camus distillent très précisément les traditions, langages et stratégies discursives de l’appropriation française de l’Algérie. […] Camus joue un rôle particulièrement important dans les sinistres sursauts colonialistes qui accompagnent l’enfantement douloureux de la décolonisation française au XXe siècle. C’est une figure impérialiste tardive » (p. 82)
Pour atténuer cette charge, Stora oppose à Michel Onfray, l’hommage rendu par Sartre à la mort de Camus, en janvier 1960. Ce jugement équilibré sur Camus a pourtant été contesté par l’Adimat, une association regroupant les partisans les plus radicaux de l’Algérie française. Pour son président Jean François Collin, ancien membre de l’OAS, la nomination de Stora était une « aberration ».
« Si jamais Maryse Joissains m’avait demandé mon avis, je lui aurais dit que Benjamin Stora, cet israélite de Constantine, historien autoproclamé de la guerre d’Algérie et qui soutient les thèses du FLN, est vomi par la communauté des Français d’Algérie. » (p. 29)
Pour comprendre un tel rejet par « le lobby néocolonial » et par d’autres, comme nous le verrons, il faut retracer le parcours de Stora et rappeler ses positions :
Stora soutien des thèses du FLN ?
Benjamin Stora est né à Constantine en 1950 qu’il quitte pour la France en 1962. Le bac passé, il s’inscrit à la Faculté de Nanterre et il adhère à l’Organisation communiste internationaliste (OCI), dirigée par Pierre Lambert. Membre du comité central et permanent de l’OCI pendant une décade, il dirige la Fédération étudiante de l’OCI où les 150 militants sont regroupés dans une structure triangulaire sur le modèle du FLN algérien.
En 1974, Stora découvre l’Algérie et il écrit sous la direction de Aklouf (J. Simon) dirigeant du Comité de liaison des trotskystes algériens (CLTA), une thèse de 3e Cycle : « Histoire du Mouvement national algérien (MNA), 13 juillet 1954-9 mars 1956 » (180p) qu’il soutient en 1976 à Paris X.
Après sa rencontre avec Mohamed Harbi, l’ancien dirigeant du FLN en France, l’histoire du nationalisme et de la guerre d’Algérie deviennent pour lui lumineuses. Virant sa cuti, il jette dans les poubelles ses écrits sur le MNA et sur son passé trotskyste pour devenir un idéologue militant du FLN.
Second miracle : en 1983, le président Mitterrand rencontre le doctorant Stora qu’il nomme, après deux heures de discussions, codirecteur de l’Institut Maghreb Europe. Disposant de moyens considérables, il devient un historien officiel sur l’Algérie et un consultant des autorités d’Alger. À la lecture de ses ouvrages peu scientifiques, et du millier d’interviews et d’articles réalisés pendant un quart de siècle, J.F. Collins est fondé de soutenir que Benjamin Stora est un idéologue camouflé en historien et un propagandiste zélé du FLN et de son État arabo-islamique.
Hostilité des Pieds-Noirs, des Harkis, des historiens de l’Algérie et de la Méditerranée, et indignation particulière des Messalistes contre Stora. Précisons :
Le PPA, matrice du Front islamique du salut (FIS) ?
● 20 avril 1990. Le FIS rassemble à Alger, près de 500 000 personnes pour exiger l’application de la charia en Algérie.
● 12 juin. Victoire du FIS aux élections municipales, avec un score de 54,25 ,% des suffrages exprimés. Il enlève 856 communes sur les 1540 que compte l’Algérie et 32 assemblées régionales sur les 48 du pays. Alger, Oran, Constantine et Annaba passent sous le contrôle des islamistes.
Ce succès permet au FIS d’instaurer l’ordre moral dans les communes qu’il contrôle : plus de mixité dans les administrations des communes, port du voile obligatoire pour les employées, interdiction des plages aux femmes, interdiction des chaînes paraboliques, etc.
Analysant le ras de marée du FIS, Stora écrit dans l’Express du 28 juin 1990
« Vingt-huit ans de parti unique ont suscité une dépolitisation extrême en Algérie. Les islamistes proposent de renouer avec la longue marche du nationalisme algérien.[… ] Dans son appel du 1er novembre, celui-ci ne se fixait-il pas , au départ, comme but de son combat : « l’indépendance nationale, par la restauration de l’État algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques » ? Le FIS entend appliquer ce principe oublié. […] L’islamisme algérien se présente comme le stade suprême du nationalisme. Un Front (le FIS) chasse l’autre (le FLN). »
En juin 1990, dans Jeune Afrique, Stora fournit un argumentaire en huit points pour faire triompher sa thèse. Il explique que :
« On assiste aujourd’hui, en Algérie, à une volonté de retrouver le fantastique élan des Algériens durant les années 1962-1964, au lendemain de l’indépendance. […] la victoire du FIS est l’aboutissement de la logique indépendantiste née dans cette contre-société. En ce sens, les hommes du FIS peuvent se réclamer de ceux du 1er novembre 1954 ».
« Le Front islamique du salut véhicule à mes yeux, les grands thèmes mobilisateurs du mouvement national radical, indépendantiste, thèmes exprimés plus particulièrement par le PPA/MTLD. »
Infamie suprême : Stora fait de Messali Hadj, le précurseur de Abassi Madani, le leader du FIS. Dans une vingtaine d’articles de la presse algérienne et d’interview dans les radios et les télés, Stora martèle que le FIS a réalisé l’objectif du nationalisme algérien fondé par Messali Hadj, à savoir : « l’indépendance politique, l’affirmation de son identité arabo-islamique et la démocratie. »
Dans l’ « Histoire de l’Algérie coloniale » il écrit que l’islam est le marqueur identitaire du peuple algérien :
« Parmi les populations, l’islam parvient à réaliser l’osmose entre la culture autochtone berbère et la nouvelle éthique coranique. Il l’emporte sur les croyances païennes, développe la justice sociale et l’égalité entre les croyants. L’accession des Berbères à la foi musulmane leur donne, dans une certaine mesure la cohésion qui manquait à leur communauté. […] L’arabisation progressive du pays berbère entreprise par les confréries et l’aristocratie de personnages religieux (marabouts et chorfas) a donné à l’Algérie « une personnalité incontestablement orientale. »
Dans « La gangrène et l’oubli », il écrit/ « Le mouvement islamo populiste constitue désormais, qu’on le veuille ou non, une composante importante de la vie politique algérienne. Le parti islamiste, une fois légalisé n’est qu’un grand parti parmi d’autres, en compétition avec d’autres forces »
À partir de 1990 et jusqu’en 1995, Stora martèle que le FIS a renoué avec le 1er novembre 1954 allant jusqu’à soutenir que l’insurrection du 20 août 1955 fut un Jihad.
Par étapes successives, Benjamin Stora, s’est exilé avec sa famille en France en 1962. Membre du comité central de l’OCI pendant dix ans, cet apparatchik est passé du nationalisme algérien fondé par Messali Hadj, secrétaire général de l’Étoile nord-africaine fondée par le PCF sur décision de la IIIe internationale de Lénine, du PPA, du MTLD et du MNA (sa thèse de 1976) au FLN de Mohamed Harbi. Adoubé par François Mitterrand comme historien officiel sur l’Algérie, Stora, idéologue du FLN et conseiller de l’État DRS algérien3 a soutenu que le FIS avait parachevé le combat nationaliste en le replaçant dans une histoire longue fondée sur les valeurs islamiques.
Avec un tel parcours et de tels écrits était-il décent de nommer Benjamin Stora commissaire de l’exposition de Camus ?
Le prix Nobel n’aurait certainement pas accepté l’avènement d’une Algérie indépendante dirigée par un parti totalitaire avec l’islam comme religion d’État, la négation d’une Algérie devenue souveraine à l’issue d’élections de tous les habitants de l’Algérie à une Assemblée Constituante. Indépendante cette Algérie souhaitée par Messali Hadj et par Albert Camus se serait intégrée dans un Commonwealth franco-maghrébin et franco-africain avec l’aide de la classe ouvrière et du peuple français.
Notes
1. Benjamin Stora et Jean-Baptiste Péretié : « Camus brûlant », Stock, 2013.
2. Ibidem « la caravane Camus », p.73.
3. À titre d’exemple : le numéro spécial du Matin–Dz, du 10 janvier 2002 « Chadli, les généraux et nous » avec les interventions de Mohamed Harbi, le général Khaled Nezzar, le général Rachid Benyellès, Benjamin Stora, Ali Haroun et Miloud Brahimi. L’accord de Stora avec les généraux est très clair.
J. S
SIWEL 08 1739 NOV 13