(SIWEL) — Sa mort, autant que celle de Mammeri survenue huit mois plus tôt, furent des chocs terribles pour nous. Ces géants de notre époque, étaient nos deux phares dans la nuit de notre militantisme. La Kabylie en était affligée. Nous venions en moins d’une année, de perdre nos deux pères spirituels. Mais pour les islamo-baathistes qui le combattaient, ce fut une véritable jubilation. C’est ainsi que leur gourou, l’imam égyptien Al Ghazali, recruté par le président algérien Chadli Bendjedid, déclara à la presse : « On est venu me demander ce que je pensais de la mort de Kateb Yacine. Je leur ai répondu : Etait-il donc vivant pour qu’on vienne me questionner sur sa mort ?». Scandaleux !
25 ans après
Je suis heureux que la Kabylie continue, au fin fond de ses villages, de célébrer la mémoire de Kateb Yacine, cet homme qui lui avait tant donné. Il n’était pas kabyle de naissance. Il était Constantinois. Aujourd’hui, nous pouvons saluer en lui un très grand Kabyle d’adoption. D’ailleurs la plupart des Kabyles pensent à juste titre qu’il était l’un des nôtres.
Personnellement, c’est en 1972 que j’ai connu Kateb Yacine à l’université d’Alger où je venais d’entamer ma première année en sciences politiques. Je ne le connaissais que de réputation. Je n’avais pas encore lu ses œuvres, mais les étudiants autour de moi évoquaient souvent son courage à fustiger publiquement la dictature de Boumediene. Il était censuré. Les médias du régime avaient pour instruction d’éviter de citer son nom, et l’interdiction de lui donner la parole. Toutefois, notre troupe théâtrale, dirigée par Mohand Ait Ahmed, répétait sa pièce intitulée « Mohamed prends ta valise » en vue de sa première mondiale, et en kabyle s’il vous plait, au festival de Carthage…au nez et à la barbe des anti-berbéristes du régime algérien. C’était pour nous, jeunes étudiants et militants berbéristes, une véritable victoire ! La première du genre !
La première fois que j’ai eu l’occasion de rencontrer Kateb Yacine, c’était à la Cité Universitaire de Kouba en 1973 où sa propre troupe théâtrale était venue jouer « La guerre de 2000 ans ». Il défendait déjà l’amazighité de l’Algérie. C’était ce côté pro-amazigh qui avait fait son énorme succès auprès des étudiants qui étaient majoritairement kabyles à Alger. Une année plus tard, à l’initiative de Meziane Rachid, il signa un texte paru sur le disque 33 tours du collectif « Tachemlit » intitulé « Les maquisards de la chanson » où nous étions une dizaine de groupes et artistes à y avoir interprété chacun une chanson. Kateb était adopté par la Kabylie qui le considérait avec autant d’égards qu’elle en avait pour Mouloud Mammeri.
En 1976, après les débats sur la « Charte Nationale », il avait décidé de reprendre l’écriture en français, alors que depuis 1967, il s’astreignait à n’écrire qu’en arabe algérien. Il était invité à la « Fête de l’Humanité » et eut droit à une interview dans le prestigieux quotidien français « Le Monde » où il déclara, je cite de mémoire : « En Algérie, nous les Berbères, nous sommes une majorité tronçonnée !».
Le 07 avril 1980, Kateb Yacine avait donné son accord pour que son nom soit associé à la première marche que nous avions organisée à Alger, Said Sadi, Arezki Ait Larbi et moi-même, sous la haute autorité de Hocine Ait Ahmed, contre la dictature du pouvoir algérien. Nous étions en plein Printemps Berbère déclenché par l’interdiction de la conférence de Mouloud Mammeri sur les « poèmes kabyles anciens », le 10 mars 1980. Des centaines d’arrestations furent opérées dans les milieux kabyles, dits « berbéristes ». J’étais du lot. Mais au bout d’un mois, tout le monde était relâché, à l’exception de 24 militants qui auraient officiellement reconnu leur appartenance à des organisations politiques, ce qui était inadmissibles au temps du parti unique. Ce qui dérangeait le pouvoir, c’était l’appartenance de 11 militants au FFS qui incarnait la permanence du séparatisme kabyle.
Le 12 juin 1980, à la veille du premier Congrès du FLN depuis le coup d’Etat de 1965, organisé en réaction aux « événements de Kabylie », nous sommes invités, Kateb Yacine et moi, à l’université de Tizi-Ouzou pour dire que malgré les arrestations, la Kabylie ne capitulait pas. Ce fut ce jour-là qu’il avait, à ma grande satisfaction, déclaré : « Il y a une question nationale kabyle en Algérie ! ». Ce fut là une reconnaissance de l’existence d’un peuple distinct, le peuple kabyle ; une reconnaissance que nous n’avions pas estimé à sa juste valeur à cette époque-là.
Un jour, en mars 1985, je lui avais rendu visite à Ben Aknoun où il résidait. En lui montrant des photos prises à notre sortie de la prison de Tizi-Ouzou, où nous étions incarcérés (Said Sadi, les frères Ait Larbi, Nacer Babouche, Noureddine Ait Hamouda, Arezki About et moi) pour avoir voulu participer à un colloque sur l’histoire de la Kabylie durant la guerre d’indépendance, il eut cette réaction : « On dirait des ministres, vous êtes tous en costume-cravate, pourquoi ? » m’interrogea-t-il. Je me souviens qu’à l’époque je n’avais, jusque-là, jamais porté de costume de ma vie. C’était Said Khellil qui m’avait prêté le sien pour la circonstance. J’expliquai à Kateb que le régime voulait nous faire passer, aux yeux du tribunal qui nous avait jugé, pour des voyous. Alors nous nous sommes mis d’accord pour faire en sorte que le jour de l’audience, nous soyons tous tirés à quatre épingles. Il en sourit et me raconta l’anecdote selon laquelle, du temps de la colonisation française, quand on voulait arrêter un militant nationaliste, des policiers l’entouraient, mettaient un tournevis dans sa poche et l’accusaient ensuite de port d’arme blanche sur lui.
J’ai eu le privilège d’être invité à la première mondiale de sa dernière pièce théâtrale « Le Bourgeois gentilhomme ou le spectre du Parc Montsouris » sur l’histoire de Robespierre, au Festival d’Avignon, en juillet 1988. Nous avions discuté longuement de l’arabisation et du militantisme amazigh. Il était déjà malade. Nous eûmes droit à un diner sur les bords du Rhône, offert par le Musée d’Avignon où la pièce fut jouée. Il se levait presque toutes les cinq minutes pour aller aux toilettes. Un ami ayant remarqué son manège, nous en fit la remarque en nous demandant quelle en était la cause. Son fils Amazigh, attablé avec nous, eut cette réponse qui montrait déjà, qu’y compris par l’esprit vif, il tenait bien de son père : « Yacine va changer l’eau du poisson ! ».
Sa mort, autant que celle de Mammeri survenue huit mois plus tôt, furent des chocs terribles pour nous. Ces géants de notre époque, étaient nos deux phares dans la nuit de notre militantisme. La Kabylie en était affligée. Nous venions en moins d’une année, de perdre nos deux pères spirituels. Mais pour les islamo-baathistes qui le combattaient, ce fut une véritable jubilation. C’est ainsi que leur gourou, l’imam égyptien Al Ghazali, recruté par le président algérien Chadli Bendjedid, déclara à la presse : « On est venu me demander ce que je pensais de la mort de Kateb Yacine. Je leur ai répondu : Etait-il donc vivant pour qu’on vienne me questionner sur sa mort ?». Scandaleux !
Aujourd’hui, je m’incline à la mémoire de ce penseur du XXème Siècle qui a redonné sa place à l’amazighité de l’Afrique du Nord. Je rends hommage à la mémoire de cet authentique amazigh. Alors qu’il était arabophone, il n’avait ni hésité ni eu peur de briser les tabous de l’Algérie arabe, notamment à travers cette citation « (..)Nous avons mis fin au mythe ravageur de l’Algérie française, mais pour tomber sous le pouvoir d’un mythe encore plus ravageur : celui de l’Algérie arabo-musulmane par la grâce de dirigeants incultes. L’Algérie française a duré cent trente ans. L’arabo-islamisme dure depuis treize siècles ! L’aliénation la plus profonde, ce n’est plus de se croire français, mais de se croire arabe ».
Bien peu d’intellectuels de chez nous, ont eu le courage d’énoncer une telle vérité. Mais leur lignée ne s’éteint pas pour autant. Après Mammeri et Kateb, il y eut mon ami Rachid Mimouni, et aujourd’hui, nous avons la chance d’avoir le grand Boualem Sansal. Les combats justes ne renoncent jamais.
Mais pour revenir à Kateb qui nous a quittés, il y a 25 ans, je dois reconnaître que la fraternité qu’il incarnait, le rêve de justice et de vérité qu’il nourrissait, étaient voués à l’échec dans un pays fabriqué sur mesure pour les besoins du colonialisme, un pays donné en gérance à des supplétifs locaux. C’est son expérience et celle de Mouloud Mammeri, confrontées à la nôtre, qui nous ont ouvert les yeux sur la nécessité d’une Kabylie libre, débarrassée du carcan de la colonisation française et de son avatar, l’islamo-baathisme algérien, contre lequel nous n’avons pas encore fini de nous battre.
Ferhat At Sâid (Ferhat Mehenni)
Exil, le 20/10/2014
SIWEL 291135 OCT 14