ALGER (SIWEL) — Dans une contribution à la presse algérienne, Mouloud Lounaouci, universitaire, répond à Lahouari Addi et Ali Kenz quant à la graphie pour tamazight. Le débat sur la graphie pour tamazight ne cesse d’enfler. Entre adeptes de la graphie arabe, latine et le tifinagh, le débat enfle, mais sans pour autant se départir de l’idéologie et surtout sans prendre en compte les décennies de travaux et de production en tamazight transcrite en latin.
Il n’y a pas si longtemps, parler tamazigh était en soi contre-révolutionnaire. Enfermée (au sens incarcéré) cette langue autochtone n’a pu suivre l’évolution de la société universelle. Empêchée d’exister, elle n’a pu se développer ni se moderniser pour rendre les réalités du présent. Il aura fallu attendre 1995 (après le sacrifice de plusieurs générations de militants) pour voir son enseignement accepté, et 2002 pour avoir le statut de langue nationale (article 3 bis de la Constitution).
Ce bref rappel pour dire qu’un travail colossal attend à la fois les spécialistes de la langue mais aussi les historiens, sociologues, anthropologues, ethnologues, juristes… et la société civile à travers son réseau associatif.
La normalisation de tamazight (au sens, rendre son usage normal) est une nécessité pour une réelle socialisation et c’est précisément la raison pour laquelle le support graphique à utiliser est important.
Durant de longues années, il y a eu un débat houleux concernant le choix entre les alphabets latin, tifinagh et arabe. Brusquement, des universitaires pour qui la question amazigh était leur dernier souci (trop occupés dans leur centre de recherche européen) se mettent à donner leur avis mais toujours dans le même sens, écrire en caractères arabes. Une même motivation : partager avec le monde arabe l’écriture, faute de mieux tout en apportant la contradiction aux locuteurs du tamazight, les principaux concernés (la langue appartenant prioritairement aux locuteurs). Bien entendu, notre souhait est que tous les Nord-Africains soient obligés juridiquement d’apprendre la langue originelle comme aujourd’hui ils apprennent l’arabe. Mais pragmatiquement, je pense que pour longtemps malheureusement, nombreux seront ceux qui la rejetteront pour divers prétextes. Et ceux qui viennent à son secours par le biais du caractère arabe y font parti.
Je ne m’épuiserai pas à répondre à Ali El-Kenz, Addi Lahouari et autres pourfendeurs. (Nous ne les avons pas entendus à l’époque où il n’était pas de bon ton d’en parler). Leurs propos n’engagent que leurs personnes et de mon point de vue la région où sont scolarisés 90% des enfants en tamazight ne partage aucunement leur avis.
Je reviendrai par contre sur un débat que j’espérais clos même si une offensive contre la latinisation du caractère pour écrire tamazight se fait de plus en plus forte. La télévision en tamazight, que nous attendions depuis des lustres et qui a vu le jour récemment, n’est finalement qu’un média lourd au service de l’islamisation d’une population perçue comme impie et un instrument d’imposition du caractère arabe dans la transcription du tamazight.
Je reviendrai donc un peu plus en détail sur cette question en reprenant une partie de ma communication que j’ai faite, il y a plusieurs années, dans un colloque international de linguistique en Algérie. J’ai eu, aussi, à donner mon point de vue dans de nombreuses conférences. Je parlerai donc très peu des différents arguments utilisés par les uns et les autres pour défendre leurs chapelles.
Je voudrai simplement dire que la transcription est une manière de perpétuer la parole. De la figer en quelque sorte. Tout symbole scriptural peut donc le faire dès lors qu’il est partagé par les utilisateurs. Tifinagh, arabe et latin peuvent autant que le cyrillique ou les idéogrammes chinois servir de support graphique au tamazight (Mohand Amokrane Khelifati, un des fondateurs de la première association amazigh à Paris en 1954 avait mis au point un alphabet propre à lui et parfaitement fonctionnel). Alors pourquoi la guéguerre que se livrent les trois tendances ? Forcément il faut aller chercher la réponse au niveau de l’idéologie. Le graphème n’est, en effet, pas neutre. Il est chargé d’un contenu émotionnel et il est porteur d’un choix de société.
Les partisans du tifinagh argueront que nous nous devons d’utiliser l’écriture de nos aïeuls. D’abord pour apporter la preuve de leur degré de civilisation, mais aussi pour faire preuve d’authenticité. En somme, faire preuve de fidélité, sauvegarder un patrimoine et surtout se poser en gardiens du temple. À leurs yeux, tous ceux qui ne font pas ce choix sont des aliénés identitaires. Ces défenseurs de l’alphabet tifinagh se recrutent essentiellement dans les milieux militants amazighs.
D’autres souhaiteraient utiliser la transcription arabe. On homogénéiserait ainsi le système de transcription national avec, en prime, l’utilisation d’un caractère sacré. Comment refuser un tel choix sans blasphémer et sans être un traître à la nation ? Ce choix est le fait d’Algériens (amazighophones et arabophones) fortement islamisés et arabisés mais aussi des milieux proches des sphères étatiques.
Enfin, ceux qui ont opté pour le latin sont plutôt lettrés en langue française ou issus de régions à forte émigration vers l’Europe (pratiquement la Kabylie). Leur choix est motivé par des raisons liées à la modernité assimilée à l’occidentalité, un non-dit. Dans les trois cas, nous avons à faire à des choix idéologiques et cela existe depuis la nuit des temps. Rappelons-nous qu’au tout début de l’invention de l’écriture, cette dernière était considérée comme un don de Dieu et que seuls quelques initiés avaient le droit de la manipuler. C’était, déjà, un instrument de perpétuation du pouvoir. En Espagne du XIIe siècle, l’écriture wisighotique a été abandonnée au profit de la caroline parce que la liturgie romaine s’était substituée à la liturgie mozarabique.
Il arrive, donc, que des langues modifient leur graphie en fonction de conjonctures religieuses ou politiques. C’est le cas du turc, qui utilisa trois alphabets différents. L’alphabet arabe (jusqu’à ce qu’Atatürk, fondateur de la République turque le supprime), l’alphabet latin (imposé par le même Atatürk) et l’alphabet cyrillique (russe) utilisé dans les républiques turcophones de l’ancienne union soviétique, telle que le Turkménistan.
Le vietnamien s’était écrit pendant des siècles en idéogrammes chinois lorsque la colonisation française au 19e siècle fit adopter l’alphabet latin.
Le caractère arabe a servi à transcrire des langues qui n’ont aucune parenté avec le sémitique, c’est le cas du persan, du kurde et du turc avant 1928. Le haoussa (langue africaine) l’a, aussi, utilisé avant de passer à une transcription latine.
Pour se rapprocher des pays turcophones (Asie centrale, Azerbaïdjan…), les Tatars ont abandonné l’alphabet cyrillique utilisé depuis 1939 (imposé par les Soviets en remplacement du latin, lui-même ayant remplacé l’arabe), au profit de la transcription latine. Ils marquaient, ainsi, leur différence avec les Russes.
Ces quelques exemples, et on pourrait en citer beaucoup, montrent combien le débat sur le caractère graphique n’est pratiquement lié qu’à des questions identitaires, cultuelles ou politiques. Le passage d’une transcription à une autre se fait, souvent, sans heurt. C’est le cas des exemples cités ou de la Malaisie où l’on est passé de l’écriture jawi d’origine arabe à l’écriture latine. Parfois le changement est conflictuel comme en Somalie où il a fallu l’imposer après des décennies de résistance.
Après ce détour, pour expliquer que nous n’avons pas le monopole du débat sur la graphie, je reviens à ce qui nous préoccupe, ce jour. Quelle graphie pour tamazight ?
Le tifinagh a, effectivement, été utilisé dans l’Antiquité à peu près dans tout l’espace amazighophone. Il a continué d’être utilisé par les touareg, jusqu’à nos jours. Mais il faut avoir l’honnêteté de dire qu’il n’y a pas une seule période historique connue où ce caractère a réellement servi pour porter une quelconque littérature amazigh. Des écrivains musulmans se sont servis du caractère arabe pour écrire tamazight mais ils n’ont pas fait des émules. Force est de constater que durant ce dernier siècle, les écrits amazighs se sont faits dans l’écriture latine. Est-ce un mal ? Je ne le crois, personnellement, pas. Je pense même que nous devons la préserver puisqu’elle semble avoir conquis la majorité des usagers (au moins en Kabylie).
Cette question s’est posée dans les mêmes termes au Maroc. La déclaration de Meknès, signée par 70 associations, qui s’est prononcée clairement pour l’utilisation du latin, a entraîné de vives réactions de part des islamistes. Ahmed Raissouni, président de l’association Attawhid Wal Islah a fait une correspondance à Mohamed Chafik, recteur de l’Ircam à l’époque, pour dénoncer le fait que “l’adoption de la graphie latine est un choix colonialiste qui vise à éloigner les Amazighs de l’Islam et à semer la division entre eux et les Arabes…” Les partisans du tifinagh se sont alors posés en alternative, une solution, de fait, attendue par le Makhzen.
Une solution qui, à mon avis, ne gênera pas le pouvoir algérien. Il faut s’attendre à de multiples pressions pour ramener “les brebis égarées” dans la voie de la nation arabe ou tout au moins à les “désoccidentaliser” en leur faisant écrire tamazight en tifinagh.
Je termine par l’abstract que j’ai adressé aux organisateurs du colloque international du CNPLET qui se déroula du 5 au 7 décembre 2006 à Sidi-Fredj.
Après plus d’une décennie d’enseignement du tamazight, désormais langue nationale, nous en sommes encore à discuter de la graphie. Les discussions ont été nombreuses et les écrits foisonnent. La “société civile” s’est largement exprimée par le biais du dense réseau associatif et les spécialistes de la langue ont globalement donné leur avis. Le temps écoulé, l’énergie dépensée ne semble, pourtant, pas avoir mis fin au débat. Forcément, le choix d’une graphie n’est pas aussi technique qu’on le pense, sans quoi un bon argumentaire aurait suffit à y mettre un terme. L’idéologie est, en effet, prégnante et de nombreux exemples l’atteste (…)
Deux citations illustrent largement une volonté de réformer l’écriture arabe : une première de Qasim Amin : “L’Européen lit pour comprendre quant à nous, nous devons comprendre pour lire.” Une deuxième de Taha Hussein : “Comment demandez-vous à cette multitude de petits enfants de comprendre les livres qui leur sont donnés dans les écoles pour qu’ils les lisent comme ils doivent être lus, alors qu’ils doivent les comprendre avant de les lire.” La violence des réactions qu’ils ont déclenchées révèle bien qu’il y a autour de “simples lettres” une âpre lutte idéologique.
Bien entendu, des arguments pseudos scientifiques sont avancés pour justifier tel ou tel choix. C’est ainsi que nous pouvons citer pêle-mêle : support identitaire, caractères du Coran, homogénéisation du système de transcription national, fonds documentaire universel, esthétique…
Cet argumentaire nous est également servi en Algérie où chaque camp défend une “citadelle assiégée”. La logique voudrait, pourtant, que l’alphabet soit fonctionnel et admis par la communauté des locuteurs. Il nous suffit, pour mettre fin à ce qui est devenu une véritable polémique de choisir la graphie la mieux implantée. Rien ne contredit, donc, que les caractères diffèrent d’une région à une autre (en fonction de la demande sociale). Le temps fera son œuvre et l’une d’elle deviendra naturellement hégémonique.
Dr. Mouloud Lounaouci, Universitaire
SIWEL 04 1429 JAN 13