PARIS (SIWEL) — Dans une contribution à Siwel, M. Jacques Simon évoque l’écrivain Albert Camus. Il revient aussi sur la célébration du centenaire de la naissance de l’écrivain.

 

CONTRIBUTION/ Albert Camus un libertaire révolutionnaire
Par Jacques Simon

Le Centenaire de la naissance d’Albert Camus est célébré avec éclat en France. La prestigieuse bibliothèque de la Pléiade a publié en quatre volumes les oeuvres complètes de Camus avec une bibliographie de plus de 200 titres. Les Éditions Laffont ont édité dans la collection Bouquins (2009) un Dictionnaire Albert Camus. Le Monde, Le Point et la revue Philosophie ont consacré cinq « Hors Série » à l’auteur et trois livres importants sur sa vie et son itinéraire sont parus dans les éditions de poche :

● Olivier Todd. « Albert Camus, une vie ». Gallilmard/Folio, 2010 (1185 p) ;
● Herbert R. Lottman. « Camus », Le Seuil/ Le Point, 1978, (687 p) :
● Michel Onfray. « L’ordre Libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus », Flammarion, 2012, (596 p).
Dernier évènement marquant : fort : la grande exposition de Camus, ouverte à Aix-en Provence, la ville où sont conservées ses archives. Pour avoir bien connu les membres de l’entourage de Camus, l’occasion m’est offerte pour en parler.
Natif d’Oranie en 1933, lycéen à Mascara, j’étais sympathisant depuis 1948, du PPA/MTLD. Et supporter du Gallia, l’équipe de football acquise à l’organisation nationaliste et à son chef Messali Hadj. Dans le cercle culturel de Mascara, rattaché à celui d’Oran, ville espagnole qui avait vécu avec intensité la guerre d’Espagne, Camus était un auteur familier.

Les premiers engagements : déjà proches de Messali Hadj

En 1934, Camus avait adhéré au parti communiste (PCA) et milité pour inciter les Arabes à se révolter pour changer leur condition misérable. L’année suivante, Camus fut exclu du parti pour avoir refusé d’appliquer les directives du PCF de surseoir aux revendications des nationalistes algériens1. Il se tourne alors vers le théâtre et fréquente les libertaires, les réfractaires et les objecteurs de conscience. Il collabore à la pièce « Révoltes dans les Asturies », signe et diffuse un manifeste algérien en faveur du projet réformiste Blum-Viollette.

Le 2 août 1936, après le discours de Messali Hadj au stade d’Alger, où il se démarquait du Congrès Musulman, favorable au projet Viollette. Selon plusieurs témoignages de militants nationalistes algériens, Camus aurait rencontré Messali et manifesté une grande sympathie pour l’Étoile Nord Africaine, combattue par le PCA, puis dissoute par le gouvernement Blum, le 27 janvier 1937. Camus protesta en publiant dans Le Monde Libertaire (n° 31, décembre 1937) un Appel de solidarité avec les partisans de Messali Hadj. Embauché par Pascal Pia comme journaliste à Alger Républicain, le « journal des travailleurs », il publie une série de onze articles « Misère en Kabylie ». Le rédacteur du journal qui signe Antar, note dans un article du 11 juin 1939, que : « Les milieux arabes et kabyles suivent avec un intérêt passionné le développement de l’enquête de notre camarade Albert Camus sur la misère en Kabylie. Déjà la simple annonce de cette enquête avait provoqué de l’émoi dans certains cercles toujours portés à voir une atteinte à leur prestige dans chaque manifestation de la vérité2 ». En 1939, Camus dénonce dans Alger Républicain, le procès des vingt-trois membres de la direction du PPA à qui on reproche, écrit-il : « Principalement des tracts saisis chez les inculpés, protestant contre l’arrestation de leur chef Messali, contre le traitement inhumain qui lui fut infligé (boulets aux pieds, cheveux et sourcils rasés, etc.).

Le colonialisme, voilà l’ennemi !

Venu en France, il condamne dans ses articles de Combat, la politique coloniale de la France. Dans une petite brochure, Claude Prot résume ainsi sa position. « Camus jeta des cris d’alarme lors de la révolte malgache de 1947 et lorsque éclata la bombe d’Hiroshima. Camus jugea très sévèrement la politique algérienne de la France et dénonça vigoureusement les atrocités des représailles de l’armée française qui suivirent les émeutes nationalistes de la région de Sétif-Guelma-Kerrata en mai 1945. Nombre d’Algériens avaient combattu dans les rangs de l’armée française. Dès lors, le nationalisme algérien avait trouvé un second souffle. La misère du temps avait poussé à la révolte, mais l’armée française ne pouvait pas essuyer un revers en Algérie, d’où ce carnage qui fit 50 000 victimes ». Camus écrivit dans Combat : « L’Algérie existe en dehors de la France ». Il prit connaissance du « Manifeste « de 1943 qui avait permis, l’année suivante, la constitution des « AML » (Amis du Manifeste et de la Liberté » avec comme dirigeants célèbres Messali Hadj et Ferhat Abbas. Désormais Camus pensa qu’avec une autonomie de l’Algérie gérée par des responsables politiques algériens, le droit à l’entité algérienne devait être pris en compte. « J’ai lu, écrivait-il dans un journal du matin que 80 % des Arabes désirent devenir des citoyens français. Je résumerai au contraire l’état de la politique algérienne en disant qu’ils le désiraient effectivement, mais ils ne le désirent plus4 ». En 1953, au lycée Bugeaud d’Alger, mes camarades de philo et de lettres connaissaient l’itinéraire de Camus et ses livres : « La Peste », « L’Étranger » et « L’homme révolté ». Nous étions tous indignés de lire dans les Temps Modernes, l’article venimeux de Francis Jeanson : « Albert Camus ou l’homme révolté ».

Nous avons salué son intervention au meeting contre la répression des émeutes ouvrières de Berlin Est et plus encore, sa dénonciation dans Le Monde du 19-20 juillet, la répression des manifestants algériens pendant le défilé du 14 juillet 19535.

Dans la guerre d’Algérie

En 1955, étudiant en lettres et en droit à Paris, militant de l’UNEF et du Parti communiste internationaliste (PCI), l’avocat Yves Dechézelles que j’accompagnais souvent au Tribunal de Paris avait critiqué le scandaleux livre de Jeanson « L’Algérie, hors-la-loi » où il faisait la promotion du FLN déjà engagé dans une guerre contre le MNA. Je lisais avec intérêt les articles de Camus dans l’Express et j’ai assisté au théâtre des Mathurins à sa pièce « Requiem pour une nonne ». L’année suivante, instituteur suppléant, militant du SNI (tendance École Émancipée) et trotskyste, j’ai adhéré à la Fédération de France de l’Union Syndicale des Travailleurs Algériens (USTA). Devenu membre de la direction et chargé de son journal La Voix du Travailleur Algérien, j’ai souvent rencontré les dirigeants du SNI (Denis Forestier) et de la FEN (Georges Lauré), ceux de La Commune (Paul Ruf, Robert Cheramy, Edgar Morin) qui défendaient la Table ronde, la solution démocratique au problème algérien proposée par Messali Hadj. J’ai souvenir de rencontres avec André Breton, proche de Messali Hadj et, à plusieurs reprises, des collaborateurs de La Révolution Prolétarienne, revue syndicaliste révolutionnaire dont le credo était « l’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes ». Camus estimait beaucoup l’orientation syndicaliste et libertaire de la revue où, dès 1948 il écrira une dizaine d’articles dans la R.P et où les rédacteurs le considéraient comme un « copain ».

J’ai souvent échangé sur le problème algérien avec certains d’entre eux, lecteurs attentifs de La Voix du Travailleur Algérien, comme Alfred Rosmer, Roger Hagnauer, Maurice Chambelland et Pierre Monatte. Et avec d’autres comme Daniel Guérin, ami de Messali depuis le Front Populaire, Marceau Pivert et Marcel Martinet. Pour moi, le contact avec Camus passait par l’intermédiaire de Yves Dechézelles son camarade de classe à Alger. Par lui, je savais que Camus partageait la position de la FEN sur la Table Ronde, qu’il manifestait une certaine admiration pour Messali6. Il se félicitait de la création de l’USTA dont il lisait le journal et les tracts, il avait à plusieurs reprises rencontré Ahmed Bekhat, le secrétaire général de l’USTA.

J’étais aussi informé des activités d’Albert Camus par l’anarcho-syndicaliste Alexandre Hébert, secrétaire général de l’UD/FO de la Loire Atlantique, qui venait souvent au local de l’USTA.
Mes camarades syndicalistes algériens appréciaient Albert Camus pour sa condamnation :
● Du vote des pouvoirs spéciaux par le Parlement le 12 mars 1956 ;
● De la répression par les chars russes des révoltes en Pologne et à Budapest :
● L’intervention franco anglo-israélienne à Suez ;

Même approbation en 1957 pour :
● Sa démarcation de toute la gauche qui soutenait inconditionnellement le FLN ;
● Son accord avec la Fédération de l’Éducation Nationale (FEN), d’accord avec Messali pour une solution démocratique au problème algérien avec La Table Ronde
● Son Message de solidarité au 1er Congrès de l’USTA, de juin 1957.

Yves Dechézelles m’a rapporté que Camus avait lu avec beaucoup d’intérêt les résolutions sur « l’unité du mouvement syndical algérien », « L’Adresse à nos compatriotes non musulmans », « la condamnation des pouvoirs spéciaux », « La libération de la femme algérienne » et « l’Adresse à Messali Hadj ».
En novembre 1957, les rédacteurs de la R.P rendront un vibrant hommage à leur « camarade » à l’occasion du Prix Nobel.
Retour de Stockholm, Camus accorda une interview aux travailleurs du livre qui sera publiée dans la R.P en janvier 1968. Il dénonça aussi vigoureusement le massacre de la direction de l’USTA par le FLN en octobre 19577. Dans Le Monde Libertaire (n°31, décembre 1957), il lança un Appel de solidarité avec les partisans de Messali Hadj.

En septembre 1959, il soutint le discours de De Gaulle sur l’autodétermination. Il se félicita de la libération de Messali, qui approuve, à la différence du FLN, le droit pour le peuple algérien de choisir son destin.
Le 11 juin 1959, Messali lança un Message aux démocrates français pour aider les Algériens à mettre fin aux règlements de compte. Cet Appel repris par Jean Cassou, écrivain et conservateur en chef du Musée national d’Art moderne à Paris. Cet Appel était ainsi formulé :
« Les Français soussignés par l’appel du leader algérien Messali Hadj en vue de la cessation des luttes fratricides entre Algériens et des attentats terroristes se joignent à cet appel et protestent contre les procédés qui éloignent chaque jour la conclusion de la guerre d’Algérie, l’apaisement des esprits et l’établissement des conditions meilleures et durables de vie et de progrès pour l’Algérie ».

Cet appel sera signé par une centaine de personnalités dont : Albert Camus, Jean Rous, Yves Dechézelles, Pierre Monatte, Michel Gallimard.8
Fin 1958, Albert Camus avait pris connaissance du « plan Lauriol » qui proposait un cadre fédératif pour l’Algérie afin que soient retenues les identités arabe et européenne. Avec réticences, Camus soutint ce plan qu’il commenta en reprenant les propositions faites par Messali :
« M. Lauriol a raison, en tout cas de déclarer qu’il ne s’agit de rien de moins que de la naissance d’une structure fédérale française qui réalisera le véritable Commonwealth français. De semblables institutions doivent par nature, s’inscrire dans un système où viendraient s’harmoniser les pays du Maghreb comme ceux de l’Afrique Noire9 ».
Une fois encore, Albert Camus est resté fidèle au combat mené par Messali qui n’aboutit pas. Devant la folie suicidaire des partisans de l’Algérie française d’une part et l’intransigeance d’un FLN devenue totalitaire, Albert Camus ne croyant plus à une solution démocratique en Algérie décida de se taire.

Le 4 janvier 1960, il périt dans un accident de voiture en compagne de Michel Gallimard.

Notes
1. « Camus comprenait parfaitement la nature du nationalisme musulman. Il ne devait jamais oublier Messali Hadj et, lorsqu’il fut en position de le faire, il usa de son influence à de nombreuses reprises pour venir en aide aux messalistes inquiétés ou inculpés (souvent par l’intermédiaire de son camarade de classe Yves Dechézelles, qui devint l’avocat de Messali.) Lottman ; « Albert Camus », p.173
2. Boualem Khalfa. « La grande aventure d’Alger Républicain », Messidor, p.25.
3. idem, p.27.
4.Clude Prot. « Albert Camus et l’Algérie » Cahiers laïques (Cercle parisien de la ligue française de l’enseignement). Novembre-Décembre 1987, p165.
5.Lottman a publié « La lettre au directeur du Monde », p.536.
6. « Il est intéressant de constater que le fondateur et président du premier Cercle Zimmermann créé en dehors de Paris était une ancienne connaissance de Camus, un ami du temps où celui-ci vivait encore en Algérie : Messali Hadj (1898-1974). Camus et Messali Hadj militèrent, en effet ensemble au sein du PCF-PCA, dans les
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années 1935-1937. : Camus fut, d’ailleurs expulsé du PCA pour être resté solidaire de Messali. Le socialiste algérien Hadj, exilé pour des raisons politiques, vivait à Niort, dans les années 1950, en liberté surveillée. Il avait non seulement entretenu des contacts avec des mouvements libertaires, mais il était lui-même engagé dans le mouvement syndicaliste. Les syndicalistes du Cerle Zimmerman voyaient toujours en Messali un « camarade ». Celui-ci avait envoyé un hommage émouvant à l’assemblée plénière du Cercle Zimmerman parisien, tenue en 1954. Il y promettait de poursuivre son engagement en faveur des travailleurs français « malgré les énormes difficultés qui surgissent parfois et malgré l’incompréhension du peuple français » pour le mouvement indépendantiste algérien. Messali Hadj chercha en permanence à maintenir le contact avec les libertaires et les syndicalistes révolutionnaires français afin de nouer une alliance avec les travailleurs immigrés algériens – au nombre de 500 000, à l’époque, dont 150 000 vivaient dans la capitale et aux alentours de Paris, et dont la plupart appartenaient à son organisation, le Mouvement national algérien (MNA). » Lou Marin. « Albert Camus. Écrits libertaires,(1948-1960) », Ed. Egrégores, 2013, p.68-69.
7. Albert Camus. Réflexions sur le terrorisme », Niel Philipe, 2002, p.177-178.
8. Texte dans La Révolution Prolétarienne., septembre 1959.
9. Claude Prot, op.cité, p187.

Jacques Simon
16/10/13

Deux articles suivront :
– Jean Daniel et Albert Camus
– « Camus brûlant » de Jean-Baptiste Péretié et Benjamin Stora
www.simon-hist.com
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SIWEL 19 1350 OCT 13

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