Appréhender Ferhat Mehenni en quelques mots semble impossible. L’homme, le père, le poète, le musicien, l’interprète, l’humaniste, l’essayiste et l’homme politique font de lui un être remarquable, aux talents multiples. La description de ce personnage subtile et complexe exigerait un travail plus dense que les quelques lignes qui suivront, dédiés à un simple survol de la biographie de M. Ferhat Mehenni afin de saisir les contours d’une personnalité hors normes.
Ferhat Mehenni est un artiste engagé, homme politique et homme de paix. Kateb Yacine, grand écrivain et dramaturge, le surnomme à ce titre « le maquisard de la chanson engagée ». La cohérence de son parcours politique et de son engagement clairement prononcé en faveur de la Kabylie font de lui le précurseur incontestable de la décolonisation du peuple kabyle dans sa forme structurée et moderne.
Né le 05 mars 1951 à Illulen Umalu en Kabylie et orphelin de guerre, le jeune Ferhat Mehenni entame tardivement sa scolarité. En janvier 1963, il entre à l’école primaire de Châteauneuf (Alger) qu’il quitte en 1965 pour rejoindre Larevaa Nat Iraten où il restera jusqu’en 1969. En 1972, après l’obtention de son baccalauréat, il s’inscrit à l’Institut des sciences politiques de l’université d’Alger où, en parallèle, il fait son baptême du feu sur le terrain du militantisme politique. Dans le contexte d’une dictature du parti unique, la chanson est devenue pour lui le moyen de lutte pacifique qui s’impose comme une évidence d’autant plus qu’elle est une passion personnelle et le legs d’un père lui-même artiste. En effet, c’est dans une culture à tradition littéraire orale, où le chant est sacré, que ce medium s’est avéré approprié pour transmettre un message de libération aux citoyens soumis à une désinformation totale et systématique. C’est dans un tel contexte que prend naissance la carrière singulière de ce chanteur militant et contestataire, hostile à la fois au pouvoir algérien et au fanatisme islamiste.
Sa toute première oeuvre, Une fleur bleue parue en 1969, point de départ de cette carrière de militantisme, vaudra un passage à la radio kabyle qui deviendra plus tard la Chaîne 2 de la Radio algérienne. En octobre 1973, il crée le mythique groupe Imazighen Imoula qui bouleverse la jeunesse kabyle avec ses Chants révolutionnaires de Kabylie. Dans son récent témoignage, la célèbre poétesse-actrice Hadjira Oubachir affirme : « La naissance du groupe Imazighen Imoula nous avait donné des ailes. ». Très vite, le groupe décroche haut la main le premier prix au festival national de la chanson algérienne où il soulève la lancinante et non moins prohibée question de l’identité et de la démocratie en Algérie. Étudiant, il subit les meurtrissures de la dictature en place qui n’a pour langage que déni, mépris et violence. En 1976, suite à un concert, la police l’arrête dans sa résidence universitaire. Un de ses amis témoigne: « Ils sont venus le chercher à 06 heures du matin dans sa chambre de la cité universitaire du Vieux Kouba ». Il est ensuite transféré manu militari à Barberousse, une prison tristement célèbre pour ses exécutions par guillotine durant la guerre d’Algérie et qui, après la guerre, est transformée en notoire centre de torture.
Cette première incarcération injustifiée sera suivie par de nombreuses autres au cours de la vie de cet impénitent militant. Avec un courage à toutes épreuves, il affronte les innombrables arrestations marquées chacune par de longues et insupportables périodes de détention. Ni les longues nuits de torture ni les privations dont il a fait l’objet n’ont su fléchir sa ferme détermination dans une lutte non-violente contre l’arbitraire institutionnel et la tyrannie de l’État algérien. Une lutte dans laquelle il a toujours été prêt à sacrifier sa vie pour redonner la liberté et la dignité confisquée à ses frères kabyles.
Parallèlement à ses études couronnées par un diplôme en sciences politiques de l’université d’Alger en juin 1977, il s’en va par les routes, errant d’un campus à l’autre, d’une scène à une autre, d’un village à l’autre. Mu par la passion de son engagement politique, la guitare en bandoulière, il éveille les consciences des hommes et des femmes alertant, de façon prémonitoire, des répressions futures qui menacent son peuple : « Si vous ne voulez pas subir les tragédies qui vont venir, réveillez-vous, ne soyez pas spectateurs de votre mort programmée, réveillez-vous, ils vous mènent droit au précipice » (Extrait de l’une de ses chansons, « Le déserteur », une adaptation de Boris Vian sortie en 1981). Ses concerts, toujours gratuits, sont de grands moments de communion, dédiés aux idées et aux débats politiques.
L’interdiction de la conférence de Mouloud Mammeri sur la poésie kabyle ancienne, le 10 mars 1980, est à l’origine de la formidable mobilisation populaire formée autour de l’université de Tizi Ouzou pour revendiquer la culture Amazigh. Étant l’un des artistes les plus influents du moment, il choisit, en dépit des menaces, interdictions et persécutions, de devenir un acteur majeur du « Printemps Berbère » de 1980. C’est durant la période charnière où l’on témoigne des premiers signes de décrépitude du parti unique algérien, M. Ferhat Mehenni poussé par un élan de ferveur militante, publie trois albums majeurs dans l’histoire de la chanson Kabyle. Le premier, en 1979, « Chansons révolutionnaires de Kabylie« , suivi par « Chansons berbères de lutte et d’espoir » en 1981 et enfin, « L’Algérie a 20 ans » en 1983.
Il est aussi et surtout l’un des fondateurs du Mouvement Culturel Berbère (MCB), organisation politique et populaire en Kabylie qui canalise désormais la lutte pour la reconnaissance officielle de la langue, de l’identité et de la dimension amazighe de l’Algérie. Au fil des années, le MCB défiera seul le régime despotique d’Alger et le poussera, en Kabylie, dans ses derniers retranchements. En 1985, Ferhat Mehenni est parmi les fondateurs de la première Ligue algérienne des droits de l’Homme ce qui lui vaut un emprisonnement jusqu’en 1987 dans des conditions inhumaines. Après les sanglants événements d’octobre 1988, il participe à la fondation du parti d’opposition, le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD). Après en avoir été membre de l’exécutif jusqu’en 1995, il prend ses distances avec ce parti, qu’il quitte pour des raisons de profondes divergences politiques. L’artiste, quant à lui, continue à porter ses idées et son combat. C’est au cours de cette période qu’il met en oeuvre son fameux album « Tuɣac n ddkir » (Chansons d’Acier) auquel il associe, en guise d’hommage et de reconnaissance, le maestro Chérif Kheddam.
Durant le milieu des années 1990, le terrorisme islamiste, qui sert aussi d’écran aux exactions et aux exécutions sommaires commises par le pouvoir algérien, atteint son paroxysme. Il échappe à la mort suite au détournement du vol AF8969 Alger-Paris en décembre 1994, puis à la prise d’otages qui s’en était suivie à bord de l’Airbus d’Air France. La multiplication des menaces sur sa famille le contraint à se réfugier en France où il compose, en quatre jours, un album « Tuɣac n tmes d waman » (Chants de Feu et de l’Eau), sorti en 1996.
L’assassinat du poète rebelle Matoub Lounès, une autre éminente figure de la chanson kabyle engagée, provoque un véritable cataclysme pour le peuple kabyle. Ce triste évènement affecte profondément le militant qu’est Ferhat Mehenni, c’est comme s’il venait de perdre une partie de lui-même.
À nouveau, les événements meurtriers du printemps noir de 2001 endeuillent l’histoire de la Kabylie. Le massacre raciste commis par la gendarmerie algérienne amène le poète révolté à témoigner de ces crimes aux dizaines de morts et milliers de blessés, impunis à ce jour. C’est dans ce contexte que Ferhat Mehenni compose son album I tmurt n Leqvayel (Hymne à la Kabylie) qui ne sera publié qu’en 2002. C’est aussi au milieu du torrent de sang des martyrs kabyles que l’idée du Mouvement pour l’Autonomie de la Kabylie (MAK) prend forme le 05 juin 2001 comme une lueur d’espoir au milieu de la douleur de toute une région. Cet affront coûtera très cher à Ferhat Mehenni. Il en payera le prix fort en sa propre chair en subissant l’assassinat de son fils, Ameziane, à Paris dans la nuit du 18 au 19 juin 2004 ; assassinat, à ce jour, non élucidé. Pour autant, la détermination de cet artiste résiliant reste inébranlable. Son oeuvre lyrique et révolutionnaire demeure au service de la Kabylie et des valeurs humanistes. Il composera « Adekker d Usirem » (Requiem et espoir) en 2008 et « Tilelli i teqvaylit » (Liberté pour la Kabylie) en 2015.
L’essayiste n’est pas en reste puisqu’il est l’auteur de : « Algérie : la question kabyle« , un essai publié en 2004, « Le siècle identitaire : la fin des États post-coloniaux » sorti en 2010, Afrique : le casse-tête français en 2013, La France va-t-elle perdre l’Afrique ? en 2014, « Noël en otage« , une biographie publiée en 2015, « Kabylie : Mémorandum pour l’indépendance » en 2017 et enfin, « Réflexions dans le feu de l’action – Histoire de la renaissance du peuple kabyle« , un essai publié en 2021.
Réfugié en France depuis deux décennies, Ferhat Mehenni est le fondateur et le premier président du Mouvement pour l’Autonomie de la Kabylie. Mouvement qui deviendra, par la suite, en 2013, celui de l’Autodétermination de la Kabylie qui admettra le pacifisme comme le fondement essentiel de ses valeurs. En juin 2010, la Kabylie étant sous domination étrangère, il devient le président du Gouvernement provisoire kabyle (Anavad), organe exécutif établi en exil et autoproclamé. Depuis, il mène au niveau international avec fierté le combat pour le droit du peuple kabyle à disposer de son destin dans l’optique d’obtenir un référendum d’autodétermination sous l’égide des instances onusiennes. En 2013, il est lauréat du Prix Gusi de la Paix pour sa « contribution significative au maintien de la paix dans le domaine des droits politiques ».
Face au choix fréquent de tout parcours politique, à savoir, demeurer probe et dévoué pour ses idées et sa mission au service de son peuple, ou se compromettre pour jouir de quelques privilèges, Ferhat Mehenni n’a jamais failli. Sa voie, forgée dans la lutte et la créativité, n’a pas dévié d’un iota même face aux pires écueils. Avec une sérénité qui force le respect, il a du traverser bien des tourments, faire face à l’adversité et supporter l’ignominie, sans jamais se dessaisir de son sourire. Inflexible jusqu’au bout et fort de ses convictions, Ferhat Mehenni grave sur le marbre de l’histoire son empreinte indélébile en prodiguant aux Kabyles mais aussi au monde une précieuse éthique de lutte dans la droiture, pour la liberté.
dg/ma/wbw
SIWEL 050045 MAR 22
[Illustration : Ferhat Mehenni un Homme de Paix devant le siège des Nations unies à New York. Photo prise en juin 2009 par Kamira Nait Sid, présidente du Congrès Mondial Amazigh. Elle croupit aujourd’hui dans les geôles de la junte algérienne depuis le 28/08/2021 pour délit d’opinion]