« L’Ukraine et la Kabylie » pourrait paraître d’emblée, pour certains lecteurs, comme un titre provocateur. En fait, l’intérêt de ce regard est justement de mettre en lumière un certain nombre de dissymétries que la logique de guerre entre blocs géopolitiques ne prend en compte, de chaque côté, que lorsqu’elles confortent un rapport de force.
Que l’on se rassure ! La Kabylie n’est pas en passe de servir d’amorce à la Troisième guerre mondiale comme l’est actuellement l’Ukraine. Elles ont juste en commun le malheur d’être toutes les deux le lieu de déchirement entre deux mondes rivaux, un territoire « disputé » entre eux.
Si l’on comprend que l’Ukraine est cette zone convoitée aussi bien par l’empire russe que par l’Occident, la Kabylie est aussi, à son échelle, un espace que le peuple kabyle tente d’ancrer dans son africanité tout en essayant de l’arrimer à la civilisation nord- méditerranéenne, contrairement à l’Algérie qui fait tout pour l’atteler au Moyen-Orient.
Par ailleurs, l’intervention militaire russe en Ukraine depuis le 24/02/2022 s’apparente, toutes proportions gardées, à l’opération « été infernal » lancée par l’Algérie en Kabylie le 09/08/2021. L’objectif de guerre, pour les deux agresseurs, est de tout ravager pour soumettre un peuple obstiné à vouloir vivre debout.La Russie ne reconnait pas la souveraineté de l’Ukraine sur son territoire comme l’Algérie refuse de reconnaître un peuple kabyle décidé à être libre et indépendant.
Là où la Kabylie s’oppose à l’Ukraine, c’est lorsque celle-ci fait la guerre à ses républiques « séparatistes » de Lougansk et Donetsk depuis 2014 et se comporte à leur encontre comme l’Algérie le fait vis-à-vis de la Kabylie.
Les pays occidentaux qui, en parlant de l’invasion russe en Ukraine, retrouvent soudainement en chœur les vertus du principe juridique d’une « intégrité territoriale » dont ils n’ont jamais tenu compte en Afrique, se rendent-ils compte que, ce faisant, ils remettent dangereusement en cause l’une des bases du droit international et le socle-même de la Charte de l’ONU, à savoir le droit des peuples à l’autodétermination ?De ce point de vue, la Kabylie est sœur des républiques de Crimée, de Donetsk et de Lougansk. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne devrait pas être sélectif et soumis à des positions politiques à géométrie variable. Sans lui, à coup sûr, la loi de la jungle reprendra le dessus sur celle de l’humanité.
Ce n’est pas parce que ces républiques « séparatistes » de l’Ukraine rejoignent le camp de la Russie impérialiste de Poutine que le droit de se « séparer » de l’Ukraine doive leur être retiré. D’ailleurs, qui peut dire aujourd’hui, si demain, la contestation de ce même impérialisme russe, voire son effondrement, ne viendrait pas d’elles ?Si la Kabylie ne bénéficie pas du soutien occidental face à l’Algérie, contrairement à son aveuglante focalisation sur l’Ukraine, c’est en raison du rapport de force qu’Alger est incapable de renverser en sa faveur. Henri Kissinger, dans son volumineux livre « La nouvelle puissance américaine » disait au début de ce siècle que si les USA ne s’intéressaient pas assez à l’Afrique, c’est parce que celle-ci ne menaçait pas leurs intérêts ». C’est donc le potentiel nuisance qui régit les relations internationales.
L’Iran ou la Corée du Nord, par exemple, ne suscitent d’intérêt que parce qu’elles se dotent de l’arme nucléaire. L’Algérie souhaiterait, elle aussi, en fabriquer pour les besoins d’une hégémonie militaire régionale à l’échelle au moins de l’Afrique du Nord, pendant que la Kabylie qui aspire à sa liberté ne cherche même pas à s’armer pour sa libération.
La Kabylie regarde impuissante la très dangereuse évolution du monde, la manipulation d’un voisin russe qui a poussé Poutine à la faute de l’invasion au lieu de s’en tenir à la reconnaissance et à la protection des républiques qui se détachent démocratiquement de l’Ukraine, comme il l’avait fait en Géorgie, avec l’Abkhazie et Ossétie du Sud.
La Kabylie s’inquiète du bruit des bottes qui se fait entendre à l’échelle de toute la planète et qui est en train d’anéantir tous les progrès humains en matière de droits et libertés, de démocratie et de prospérité économique. Ce bruit des armes étouffe un peu plus les cris de douleur des prisonniers kabyles qui sont torturés, violés et terrorisés dans les geôles algériennes et sur lesquels la France et la communauté internationale ont mis une chappe de plomb.
La Troisième guerre mondiale est en route et tout concourt à son avènement. Puisse le nouvel ordre mondial qu’elle va engendrer retrouver le chemin de la paix, loin des dictatures et du déni du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à l’origine de l’imminent conflit mondial auquel tous les médias sont en train de préparer le lit. Et que la mémoire humaine enregistre une fois pour toutes que la sagesse commande que les peuples fraternisent dans le respect de la volonté de chacun et non dans le déni de celle-ci.
Ferhat Mehenni
Exil, le 13/03/2022