LISBONNE, PORTUGAL (SIWEL) — Le président Ferhat Mehenni a accordé un entretien au plus ancien journal du Portugal, le quotidien Diário de Notícias, fondé à Lisbonne en 1864. Siwel publie sa version en français :
Entretien accordé à Diário de Notícias par Ferhat Mehenni, Président du Mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie (MAK) et de l’Anavad (Gouvernement Provisoire Kabyle en exil). Propos recueillis par le journaliste Raúl M. Braga Pires.
– Présentez-nous la Kabylie
La Kabylie est située à l’est d’Alger et dispose d’une superficie d’environ 40.000 km2 et d’une densité de la population parmi les plus fortes au monde. Il y a environ 12 millions de Kabyles dont huit vivent en Kabylie, deux à Alger et deux en France.
Elle n’a été annexée à l’Algérie française que par la force des baïonnettes, en 1857. Insurgée en 1871, elle n’avait pas pu reconquérir sa souveraineté. En 1926, elle était partie à la recherche d’alliances avec l’ensemble des peuples nord-africains. Seuls quelques Algériens la suivirent. C’était suffisant pour déclencher la guerre d’Algérie. Éreintée par cette violente entreprise qui avait duré près de huit ans, elle s’est vue, à l’indépendance, dépossédée de sa victoire par l’armée des frontières fraîchement arrivée du Maroc et de Tunisie. La guerre engagée en Kabylie (1963-1965) contre cette armée était impossible à gagner. Les Kabyles étaient déjà épuisés et avaient perdu plus de 200 000 hommes dans la guerre d’Algérie.
Depuis 1965, c’est un nouvel enfer pour elle. Interdiction de sa langue, niée dans son existence et ses insurgés emprisonnés. C’est à partir des années 70 qu’elle est prise en main par une nouvelle génération qui a choisi d’en défendre les droits par la voie pacifique et politique. En 1980, elle est descendue dans la rue contre l’oppression dont elle était victime et pour revendiquer des droits linguistiques et culturels. C’est le 20 avril de cette année-là qui est célébré depuis 41 ans. Grâce au Mouvement Culturel Berbère (MCB) elle a réussi à arracher le pluralisme politique en Algérie. En 1994-95, elle observa un boycott scolaire contre son arabisation et pour la reconnaissance de sa langue. En 2001, elle est redescendue dans la rue mais l’Algérie a tiré sur ses pacifiques manifestants en faisant 130 morts parmi eux. C’est depuis ce “printemps noir” que nous avons décidé de revendiquer d’abord une autonomie avant d’opter, avec la mise sur pied de l’Anavad (Gouvernement Provisoire Kabyle en exil) pour le droit à l’autodétermination et l’indépendance.
– J’ai l’impression que ce moment, 2021, c’est comme un moment de renaissance du MAK. Est-elle correcte cette impression ?
Comme toutes les entreprises de libération nationale, nous connaissons des hauts et des bas. Actuellement l’adhésion du peuple kabyle à la cause de son indépendance est quasi-totale. Les marches populaires auxquelles nous avons appelé ce 20 avril ont fait partout carton plein, aussi bien en Kabylie qu’à l’étranger. C’est ce qui déclenche la furie répressive du pouvoir colonial algérien à laquelle nous répondons toujours par le calme et la raison. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est pour nous imprescriptible et inaliénable. Et nous nous en tenons là. Le 25 avril, le ministère algérien de la défense a lancé une offensive médiatique pour nous accuser d’être des terroristes et toute l’Algérie en rit encore !
Pour autant, pour répondre à votre question, ce n’est pas là une renaissance du MAK, le MAK n’a jamais été tué, mais c’est un moment de réussite. Nous venons d’enregistrer d’éclatantes victoires. Après le boycott total de la présidentielle algérienne (12/12/2019), puis de la révision constitutionnelle (01/11/2020), ces marches sont un signe annonciateur du boycott total des législatives algériennes prévues ce 12/06/2021. Ainsi, pacifiquement, nous nous séparons politiquement de l’Algérie qui mène une opération toujours en cours, appelée “Opération Zéro Kabyles” et à travers laquelle est inscrit un objectif génocidaire anti kabyle.
– Votre succès est-il dû à la fin de la Présidence Bouteflika ? Au contexte du changement que le Hirak aurait apporté ? Ou bien à la célébration des 20 ans du MAK ?
Nons ne devons pas nos succès à l’incapacité de Bouteflika à gouverner mais à la légitimité de notre démarche et au bien-fondé de notre cause. Les dissensions au sommet de la hiérarchie militaire qui constitue le vrai pouvoir en Algérie, ne sont pas nouvelles. Elles datent de la mort du dictateur Boumediene, en décembre 1978. Elles ont donc plus de 40 ans. Et du temps de Bouteflika, nous avons aussi enregistré d’éclatantes victoires depuis 2009.
Le Hirak qui au début, était canalisé contre un 5e mandat de Bouteflika à la présidence de l’Algérie, a plutôt brouillé quelque peu les repères politiques de la Kabylie et nous nous en sommes démarqués dès le départ. Sa reprise, depuis bientôt trois mois, est de plus en plus instrumentalisée, particulièrement à Alger, pour nous combattre en faisant s’exprimer ses porte-voix contre le MAK et son projet d’autodétermination. Notre force réside dans la clarté de notre revendication stratégique et la constance de notre démarche et de nos positions et non dans la faiblesse de l’adversaire ou de l’ennemi.
– Quelle est la situation de la Kabylie et des kabyles en ce moment ?
La Kabylie et les Kabyles sont actuellement plus que jamais mobilisés pour arracher leur droit à siéger aux nations unies. Nous sommes un peuple exemplaire et civilisé. Malgré la répression et la propagande mensongère du régime qui tente de nous diaboliser, nous opposons démentis et fermeté. Le pouvoir algérien veut nous pousser à la faute mais nous refusons et refuserons toujours de verser dans la violence ou la clandestinité. Nous assumons devant le monde entier notre combat franc et pacifique en faveur de notre indépendance. Nous ne prendrons pas le maquis, nous ne deviendrons pas violents. Le droit, la raison, l’intelligence et la détermination sont nos meilleures armes.
La situation socio-économique est catastrophique et la pandémie du Covid y a fait des ravages. Le développement économique y est bloqué par Alger et c’est grâce à son émigration que la Kabylie tient debout. Les seuls projets infrastructurels qui y sont programmés ne concernent que l’implantation de nouvelles prisons et de nouvelles casernes militaires. Le séisme qui vient de frapper la ville de Vgayet a fait de nombreux sinistrés dont le pouvoir refuse de s’occuper. La fiscalité pratiquée en Kabylie est très sévère et les investisseurs privés sont découragés et réorientés vers d’autres contrées. Alger s’apprête même à détruire la plus belle ville de Kabylie, Vgayet (Béjaïa) pour y exploiter un gisement de zinc et de plomb et un autre, en offshore de pétrole de schiste. L’institution judiciaire est instrumentalisée pour faire tomber tous les responsables politiques, militaires et industriels kabyles. Ces derniers temps, ce sont surtout des militants kabyles, du MAK ou du Hirak, qui sont traînés devant la justice avec des dossiers sans preuves. Walid Nekkiche, un étudiant kabyle, a été violé pendant des séances de torture pour lui faire avouer qu’il était un militant du MAK et pour porter de graves accusations infondées contre nous. Djamel Azaim et Lounès Hamzi sont en prison pour le seul tort d’être des nôtres.
La Kabylie est révoltée contre le sort qui lui est réservée par l’Algérie et aspire à vivre souveraine dans le respect de sa langue qui, à ce jour est niée, de se valeurs et de ses compétences.
– Comment, à partir de la France, communiquez-vous avec les Kabyles en Kabylie et quel est leur “feedback” à propos de votre message ?
Les multimédias ont effacé les distances et la pluralité des messageries me permet une connexion permanente et en temps réel avec le terrain. Aujourd’hui, dans mon exil forcé, je me sens chez moi en Kabylie. Je communique avec tous les citoyens kabyles. Il ne me manque que l’air, la terre et les effluves locaux pour être totalement sur place.
Nous avons une agence de presse (Siwel.info), une télévision (TaqVaylit.TV) et des dizaines de milliers de militants très actifs sur les réseaux sociaux. Au moindre événement, à la moindre interpellation de militants, nous sommes informés. La mondialisation du multimédia contribue à l’avancement de la démocratie et au recul des dictatures sur la planète Terre.
– Vous avez un canal de communication avec la Présidence ou le Gouvernement algérien ? Qu’est-ce que vous êtes prêts à négocier avec Alger et dans quels termes ?
Le pouvoir algérien s’entête à ne pas nous reconnaître. Avec nous, il préfère le bras de fer au dialogue. C’est un pouvoir militaire qui ne connait pas d’autre langue que celle de la violence et de la force; il ne se rend pas compte que la barbarie n’est plus de mise dans un monde où les valeurs de paix, de liberté et des droits humains ont rogné la part de l’arbitraire. C’est la raison pour laquelle nous refusons de tomber dans son piège.
Nous sommes prêts à discuter avec Alger, sous les auspices de l’ONU, les modalités, les étapes et les délais, en un mot, les conditions d’une consultation référendaire solennelle sur l’avenir de la Kabylie…
– Dans l’une de vos dernières interventions, vous vous êtes beaucoup adressé aux militaires pour les interpeller sur leur présence massive en Kabylie. Qu’est-ce que cela veut dire ? La Kabylie est-elle occupée militairement ? Les militaires ont-ils leur propre agenda indépendant de l’agenda politique ? Les militaires empêchent-ils vos activités politiques et culturelles ?
Oui, la Kabylie est sous occupation militaire. L’armée y a massé inutilement des troupes, craignant à tort que nous nous insurgions en prenant les armes. C’est peine perdue, nous n’avons pas pris les armes et nous n’avons nullement l’intention de le faire. Si c’est juste pour nous intimider, nous avons déjà vaincu la peur. C’est au Printemps noir et cela fait vingt ans depuis que le peuple kabyle a répondu aux tentatives d’intimidation en disant aux généraux et à Bouteflika : “Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts !” Je me suis adressé aux militaires parce qu’ils sont le vrai pouvoir et qu’ils se positionnent comme nos interlocuteurs obligatoires. Nous leur disons que la question kabyle n’est pas de nature militaire mais politique. Par conséquent, elle ne relève pas de leur ressort. Si l’armée a pour vocation de défendre l’intégrité territoriale du pays c’est d’abord, contre un ennemi externe ou contre une rébellion armée interne, mais pas contre un peuple paisible qui revendique simplement son droit à l’autodétermination en vertu des conventions internationales ratifiées par l’Algérie. Ces militaires manquent de cohérence quand ils soutiennent, y compris militairement, la mise en œuvre de ce même droit dans d’autres pays et pour d’autres peuples et le refusent chez eux au peuple kabyle.
Les militaires sont dans une logique dépassée. Ils sont déphasés. Ils n’ont aucun agenda en dehors de celui d’une éventuelle agression inutile et contreproductive pour leur institution et ses valeurs.
– Dans un scenario d’une Kabylie indépendante, comment serait sa relation avec l’Algérie, avec la France, avec le Maroc, avec l’Europe et avec l’Afrique ?
Nous rêvons à un scénario à la tchécoslovaque. Une consultation référendaire pour une séparation à l’amiable. Cela préserverait une qualité de relations exemplaire avec notre voisin immédiat. Nous voudrions avoir les meilleurs liens économiques, politiques et culturels avec l’Algérie, la Maroc et la Tunisie, comme avec la France, l’Union Européenne, les USA et la Russie ainsi que le continent africain et les pays arabes. La Kabylie est dynamique et entrainante. Elle sera un acteur de paix et de prospérité dans le bassin méditerranéen et un pont entre l’Afrique et l’Europe…
– En résumé, quel est la route qui amènera la Kabylie vers l’indépendance ?
Seule la voie démocratique et pacifique est en mesure d’offrir à l’Algérie une sortie par le haut. L’exercice du droit à l’autodétermination en est la voie royale. Le peuple kabyle se prononcera sur son désir d’avenir en toute conscience et en toute transparence, en présence d’observateurs internationaux dûment mandatés par l’ONU. Je prie que cela le soit ! Et plus vite, l’Algérie y viendrait, moins désastreuse en sera l’issue.
Propos recueillis par le journaliste Raúl M. Braga Pires
SIWEL avec DIÁRIO DE NOTÍCIAS 172000 MAI 21
Source : https://www.dn.pt/internacional/ferhat-mehenni-a-abrilada-kabyla-13723586.html
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