CHRONIQUE (SIWEL) — À toi Dda Lounès; Tu t’es sans doute demandé quelle serait l’ampleur de ton héritage lorsque tu viendrais à disparaître. Tu savais que ce jour arriverait. Tu savais aussi que par chez nous, lorsqu’une voix s’élève pour réclamer le dû de liberté dont devrait se nourrir tout être vivant afin de survivre, on l’efface et on l’arrache à la racine.
Réussissent-ils vraiment, Dda Lounes ?
Tu le sais, tu l’as vécu et constaté de tes propres yeux : on ne veut pas de nous. Pourtant, nous ne faisons qu’errer entre les cadavres de nos aïeuls qui ont arraché notre liberté à un prix plus qu’exorbitant. Les larmes de nos grands-parents en sont témoins. Et pourtant, même cela, Dda Lounès, ils nous l’ont arraché.
D’enfant s’ouvrant sur le monde, nous sommes devenus des orphelins sans horizon.
À l’école, alors que nous n’étions que des bambins, on nous accueillait dans une pièce froide, sombre, avec un tableau noir en guise d’horizon. On nous parlait une langue que nous ne comprenions pas. Notre âme frissonnait à chaque syllabe.
Nous avions froid parce que nous avions peur; nous avions peur parce que nous avions froid.
Au départ, nous sommes surpris, peut-être même, osons le dire, heureux d’en connaître plus sur une langue qui nous est pourtant si étrangère. Mais très vite, plutôt que de nous l’apprendre, on nous l’imposait. On nous disait même que nous n’étions rien d’autre et qu’en dehors d’elle, nous n’existions plus.
Alors, lorsque je parle à ma mère, je n’existe plus ?
On ne nous enseignait pas notre poésie, on nous arrachait notre histoire, on extirpait notre langue de notre imaginaire, on nous a même dit que nous n’étions pas nous-mêmes. Le peu de nos auteur.es qui se sont essayé.es à s’exprimer dans la langue française ont été effacé.es de nos mémoires ou reléguées à la bourgeoisie ou à l’élite intellectuelle.
Nous étions dépossédés de nous-mêmes.
On n’en parle pas, chez nos parents, parce qu’on s’y fait. On nous présente même un livre où l’on devrait retrouver concentré tout notre héritage culturel, littéraire et moral. On s’y fait encore, ou presque.
Pendant ce temps, nous grandissons et nous commençons à constater nous aussi que des années durant on nous a menti et qu’on ne voulait pas de nous, finalement. Alors, comme ça, sans crier gare, on t’écoute une première fois, puis une deuxième, puis une troisième.
Très vite, nous n’écoutons plus que toi.
L’école redevient cette pièce froide et sombre dans laquelle nous avions mis le pas, une première fois, bien des années plus tôt. Nous savons maintenant que nous n’y apprendrons rien d’autre que notre propre inexistence. Mais nous y allons tout de même, pour les apparences seulement.
À la fin de chaque journée, nous retrouvions notre véritable école : tes vers. Nous nous les approprions. Nous les apprenions par cœur. Nous débattions sur les prononciations de certains mots, de certains vers et parfois même, nous poussions la curiosité jusqu’à l’audace.
Nous nous essayions à te chanter.
Philosophie, morale, religion, histoire, littérature … Ton œuvre satisfaisait largement notre curiosité. Quel poète peut se targuer que ses adeptes connaissent l’ensemble de son œuvre, par cœur ? Homère, le Grec, auteur de l’Illiade et de l’Odyssée, peut-être ? Son existence relève de l’utopie selon certains historien.nes.
Mais toi, Lounès, tu es bien réel. Si ton héritage à toi est universel pour ton peuple et pour le monde, c’est qu’il fait figure d’espoir et qu’il est palpable, même à des kilomètres de notre Kabylie.
Sans toi, nous ne serions que des orphelins qui erreraient dans la pénombre d’un monde qui ne voudrait plus de nous. C’était sans compter sur tes vers; ton existence dont tu as fait un combat.
Le simple fait d’exister, pour notre peuple, est un signe de résistance.
Il est vrai que quelque part, nous sommes orphelins aujourd’hui. Tu n’as pas été assassiné; tu nous a été arraché par des êtres répugnants que nous ne connaissons toujours pas. Mais il ne faudrait pas que l’on s’y attarde. Le 25 juin 1998 n’est rien d’autre que ton entrée dans l’éternité.
Ton héritage suffit à nous combler. Il assouvit encore aujourd’hui, et pour longtemps, notre soif de justice et de liberté.
Lorsque nous doutons, ta voix suffit à dissiper ces doutes et la conviction ne fait que s’affirmer; lorsque nous t’écoutons, nous nous emplissons tout entier d’une sorte de fièvre, qui de temps à autre, remonte par nos yeux et les mouille.
Regarde ton peuple aujourd’hui. Lorsqu’un.e militant.e se fait arrêter, la seule réplique à la torture physique et morale c’est : vive la Kabylie libre.
Tout cela c’est toi, Dda Lounès.
C’est ton héritage.
M.Akli Ait Eldjoudi
SIWEL 251019 Jun 17 UTC