CHRONIQUE (SIWEL) — Un soir de la fin du printemps 1980, dans un restaurant du 18ème arrondissement de Paris, nous dinâmes, moi Slimane Azem et Ramdane Haifi, ancien militant de Agraw Imaziɣen dirigé par M.A. Bessaoud.
À la fin du repas, Ramdane nous quitta, et Dda Sliman devait rentrer à son hôtel situé rue de l’Odéon dans le 6ème arrondissement.
Nous nous installâmes dans ma voiture et prîmes la direction du quartier Latin. J’ignorais que nous allions nous quitter vers six heures du matin, tellement il avait de choses à raconter. Il était comme ça Dda Sliman ; lorsqu’il sentait que l’oreille de son interlocuteur était attentive, il se confiait pendant des heures. Vous imaginez que c’était un sacré privilège qu’un homme de cette grandeur se livrait avec une simplicité déconcertante face au tout petit militant, de la cause identitaire, que j’étais.
Nous avions abordé de multiples sujets. De la guerre de libération jusqu’au 20 avril 1980 qui venait de rentrer dans son troisième mois. Son analyse, des événements qui ont secouée la Kabylie, était si juste, si pointue que lorsqu’il entama le sujet de sa fameuse rencontre avec Krim Belkacem, il me l’a conta avec une passion débordante. Il avait un tel mal sur ce qu’avait subit la Kabylie de 1954 à 1980, que je sentais une certaine rage en lui lorsqu’il me disait : t’as vu ? Tous les efforts, les sacrifices consentis par les Kabyles, ceux-ci sont devenus des pestiférés aux yeux des autres. Il n’était pas si difficile de décrypter, dans ses propos, son amour irréversible pour sa Kabylie !
Parmi tous les sujets qu’il aborda, pendant que nous étions toujours dans la voiture, voici arrivé celui de cette rencontre, qui l’avait marqué et qui fera date à coup sûr, avec Krim Belkacem. Selon de nombreux témoignages, Krim fréquentait une grande brasserie de la place du Trocadéro dans le 16ème arrondissement, un quartier huppé de Paris où habitaient et habitent encore que des fortunés.
Certainement que pour des raisons de sécurité, l’ancien colonel de la Wilaya lll ne pouvait pas trop s’aventurer dans les quartiers populaires, de la capitale française, où une forte concentration d’immigration kabyle était présente.
Et l’on peut admettre que sa vigilance et ses précautions sont largement justifiées.
Discrètement, Slimane Azem et Krim Belkacem se retrouvèrent et se mirent à discuter de la situation dramatique du pays, et surtout comment y remédier au mal qui le ronge. Celà se passait au milieu des années soixante.
Le négociateur d’Evian prend la parole et dit au poète : tu sais mon cher Slimane… ils nous ont dupés. (Kellexen-aɣ).
Dda Slimane répond très simplement en lui disant : si zik i ẓriɣ aɣ kellexen. (C’est depuis longtemps que je savais qu’ils allaient nous dindonner). I tura amek ara nexdem ? enchaina l’enfant d’Agwni Gɣṛan. (Que puis-je faire, à mon niveau, pour toi) ?
Krim reprend et lui dit : nous devons tout reprendre à zéro ; il nous faut mobiliser et sensibiliser l’ensemble des Algériens pour éviter une dérive assurée à notre pays. À l’instant même Dda Slimane a tiqué, et lui a répondu : écoute-moi bien mon cher Belkacem, tout ce que je peux faire pour toi, je suis disposé à l’acquitter sans rechigner, acu kan tella yiwet, (mais je vais conditionner ma participation à ton action !
C’est quoi ta condition ? lui demanda Krim.
Tu dois m’assurer, dit Slimane Azem, que cette fois-ci nous allons travailler pour nous-mêmes et rien que nous-mêmes.
Krim, un peu désarçonné par cette tirade, lui dit : ala a Sliman, Llzayer meṛṛa d ţamurt nneɣ, ilaq ad d tuɣal gar iffasen nneɣ. (notre pays c’est toute l’Algérie, et il est de notre devoir de tout reprendre en main). Il continua sur sa lancée en insistant sur le fait qu’il fallait absolument combattre le régionalisme ; ce qui était l’un de ses principes cardinaux depuis le premier jour où il a baigné dans le projet révolutionnaire.
À cet instant précis, Dda Slimane lui pose une question pour le moins embarrassante. Combien y’a t-il de militants dans ton mouvement ? Et d’où sont-ils ? (D’après le poète, Krim comptait une moyenne de cinq mille (5000) militants actifs, en France, tous originaires de la Kabylie).
Krim n’en démordait pas en lui répliquant que les autres finiront bien par nous suivre.
Décontenancé, Dda Slimane dit à Krim : à mon humble avis, tu n’es pas près de sortir de ta naïveté mortifère. (Tenɣa-kk nniya).
Puisque c’est comme ça, continue le chanteur, puisque tu insistes et tu campes sur tes positions et tes convictions anti-régionalistes dont les Algériens n’ont en rien à secouer, je te suggère de t’adresser à eux, et si tu veux un célèbre chanteur, je te recommande de faire appel à Ahmed Wahby* pour qu’il te soutienne dans ta « noble mission ». (Ṛuḥ awi-d Ḥmed Wehbi ad yeddu yid-k).
Le flair de Dda Slimane était un avertissement prémonitoire !!!
À vous d’en juger…
*Chanteur moderne Oranais, très célèbre à la dite époque.
A.T le 18/11/2019
SIWEL 181930 NOV 19