KABYLIE (SIWEL) — Il est inutile de pérorer sur la nature ou l’illégitimité du pouvoir politique de l’Algérie et sur le système mis en place. Tout est aujourd’hui dit et connu. Jusque-là, l’analyse a souvent considéré l’éclatement du bloc au pouvoir, de l’idéologie dominante, de l’action violente comme apparentés à un règlement de compte au sommet entre clans ; cependant, les données nouvelles montrent une montée de plus en plus exigeante de la contestation dans la société civile et plus notoirement avec la question kabyle. On voit une recomposition de l’idéologie dominante à l’œuvre qui développe une culture de la violence des plus barbares, s’apparentant à une politique d’épuration ethnique. Aujourd’hui, le régime pousse la barre de sa réorganisation jusqu’au cynisme. Un retour de personnalités Kabyles chassés des instances du pouvoir et parfois emprisonnés est ordonnancé avec des missions d’étouffement de la montée de la question kabyle, de son autodétermination.
Pour cerner la trame de cette violence il serait nécessaire de retracer le socle social-historique dans lequel elle a pris naissance afin de mettre en relief une culture de la violence développée à la fois au sein de la société et par la société liée à des conditions historiques et anthropologiques (comme le phénomène colonial, les archaïsmes de la société traditionnelle) mais elle est avant tout le résultat du système politique mit en place. La violence n’est pas un phénomène spontané ni spécifique au territoire « Algérie », elle s’inscrit également dans le cadre de réseaux de la mondialisation. Cependant je me limiterai à la cerner dans l’environnement spécifique de l’imaginaire collectif de cet ensemble territorial, de son identité car elle s’est introduite jusque dans les représentations afférentes à l’évolution sociale. Il convient de mettre en évidence l’articulation entre les représentations sociales et la mémoire collective et entre les représentations sociales et l’identité et, partant, comprendre les conduites et comportements représentatifs de cette violence. Pour cerner la question dans toute son ampleur, une étude poussée est nécessaire que ne peut contenir une simple contribution. Cependant relève les points essentiels.
Au sein de ce système, la représentation identitaire fondée sur une histoire falsifiée et la représentation nationale bâtie sur une construction idéologisée et des symboles tout aussi inventés, portent en elles une dévalorisation de la forme d’expression des peuples supposés être sous sa protection, une dévalorisation de l’univers culturel de l’entité sensée porter la « nation ». La représentation globale a conduit à la perte de repères historiques, sociologiques, séculaires, culturels etc. faisant de cette entité une entité sans mémoire, projetée dans la négation de son être noyé dans une histoire et une personnalité d’un ailleurs perfide qui ne colle à elle que pour l’asservir à travers un système sur lequel il a prise. Un système qui n’existe et ne fonctionne qu’à travers la soumission à cet ailleurs et qui n’a de choix que de projeter sa condition sur les gouvernés.
L’atteinte portée à la mémoire historique peut être saisie comme l’une sinon la clé de compréhension du naufrage de cet ensemble territorial, générant une identification de soi détachée de la personnalité globale et donc une absence de repères essentiels et une rupture dans la transmission de la mémoire collective dans ses formes, dans son éthique en tant que processus qui puisse constituer un lien entre passé, présent et avenir et permettre une cohérence et un développement de la pensée créatrice. La mémoire apparaît ainsi comme l’objet privilégié dans le champ historique, comme la source de la lutte pour les libertés et comme fondement de l’identité. En ce sens, les utopies organiquement liées que sont l’arabisme et l’islamisme distillées dans la pensée populaire et l’idéologisation accrue de la vie en société et notamment le système culturel et éducatif participent d’une représentation sociale de la violence à tous les niveaux jusqu’à la vision d’un dieu et d’une religion où la malédiction et la punition prennent le pas sur la bonté, la clémence, la spiritualité, sur la liberté de conscience ; une vision où le mal remplace le bien, le laid remplace le beau, une vision où l’obéissance aveugle ne laisse aucune place à l’amour du prochain, une vision monolithique réfractaire à toute différence, une vision qui écarte la réflexion et qui substitue la parole divine à celle de l’homme.
Dans ce rejet de l’altérité et de la différence la violence puise la source de sa “justification“. L’individu n’a plus de droits, il n’a que des devoirs. Il n’existe pas par lui-même mais il est noyé dans une communauté. Il peut être châtier par son semblable comme il peut, lui, châtier l’autre au nom d’une punition divine. Ce n’est pas sa main qui aura frappé mais celle de Dieu. Dans cette vision, l’homme se substitue à Dieu. Une image irréelle qui favorise le phénomène de paranoïa collective. D’où la peur et la haine de tout ce qui ne rentre pas pleinement dans le champ politico-idéologique et dans la bulle de cette pensée qui traduit la gouvernance du système mis en place. Le pouvoir politique algérien s’est accaparé cette vision du contrôle de la société. C’est dans ce schéma qu’on peut situer le face à face Kabylie/pouvoir politique et kabylité/ arabité.
D’une manière générale, les agissements du pouvoir ont ignoré partout l’avis du citoyen qu’il met dans le fait accompli, l’unique objectif étant de préserver les privilèges qui le pérennisent à la tête de l’État. Des actions diaboliques ont été menées depuis l’origine pour éliminer toute menace pouvant provenir de la mémoire collective et donc de l’ancestralité qui remettrait en cause l’idéologie dominante. C’est ainsi que toute représentation de l’amaziɣité est combattue et principalement la kabylité (la Kabylie étant le bastion des revendications de l’identité ancestrale et des libertés en général) dont l’élite est écartée dès l’origine de la participation réelle dans la gestion politique du pays, exilée ou assassinée (la liste des crimes commis est trop longue), une Kabylie qui subit une arabisation forcée destructrice de l’authenticité.
Ces dernières années, c’est d’un programme d’effacement de la kabylité (Mostaghanem, 2019) scientifiquement établi dont il est question, avec des interventions militaro-policières en violation du droit de l’homme, du droit international même, des droits humains, en violation de l’espace villageois, portant atteinte sans retenue à son modèle de vie, d’organisation sociale, à son droit coutumier millénaire (l’actualité a rapporté tous ces faits). La Kabylie est jetée dans le dénuement économique, dans l’errance politique ( exil, harcèlement, emprisonnement des élites) et livrée à la vindicte de la majorité des non-amaziɣophones dont leurs élites intellectuelles, qui voient dans le Kabyle l’antithèse de l’image donnée par les deux piliers de l’idéologie dominante, arabité/islamité auxquelles, en fait, ils adhèrent dans une large mesure, ne serait- ce que par leur silence; une image inversée de leur personnalité, l’école de la haine ayant labouré ses sillons. On ne peut dire, en toute conscience que sans ce silence complice la répression et le naufrage auraient eu le même visage.
Les comportements du pouvoir à l’encontre de l’organisation villageoise est des plus diaboliques injectant le virus du fanatisme religieux portant atteinte à la laïcité ancestrale, à l’esprit de solidarité (laεnaïa) et exploitant à outrance le courant politico-religieux, étouffant l’économie, entretenant des pénuries, des manques en tout genre afin de cantonner les revendications au plan strictement matériel, encourageant de nouveaux protagonistes, isolant et disqualifiant les élites. Du reste, l’opposition locale, l’exécutif local souvent coupé des réalités de leurs populations, parfois compromise, a de toute évidence cédé le terrain aux autorités préfectorales donc aux agents du pouvoir étatique. L’élite politique et intellectuelle a choisi la fuite dans des thématiques puisées des démocraties occidentales loin des préoccupations des populations (telle l’université d’été, les colloques animés par des spécialistes venus d’ailleurs…) pour ainsi dire, une fuite en avant, pendant que les villageois se sentant abandonnés sont condamnés à inventer des formes de résistance pour leurs besoins élémentaires, compromettant la prestigieuse organisation de la République Villageoise. Une telle situation a enfanté au sein du peuple une dissension entre laïcs et religieux, entre les nantis accrochés aux privilèges cédés par le pouvoir et les populations paupérisées le privant ainsi de la formation d’un ensemble revendicatif fort pour son droit à se soustraire à la soumission de l’idéologie du système.
De cette violence étatique mais aussi face au silence complice d’une majeure partie des Algériens et de leurs élites notamment à la suite de ce qui est désigné par « printemps noir de 2001 » qui a fait 130 morts et des centaines de handicapés à vie dont la grande majorité sont adolescents ou jeunes, une idée nouvelle germera dans le pays kabyle et gagnera une partie importante sinon la majorité du peuple : l’autonomie qui évoluera vers l’autodétermination. Cette volteface de la Kabylie dans son rapport à l’Etat et à l’ensemble « Algérie » suscitera une violence et une haine sans pareille à son encontre aujourd’hui : encerclement militaro-policier, harcèlement judiciaire, traque, emprisonnement sans justificatif ni procès, kidnapping, torture, viol, appels à l’ethnocide et au génocide sans aucune réaction des hautes instances du pouvoir ou de la justice qui est plus que tout l’instrument privilégié de la répression. Pire, des hommes du pouvoir insultent, criminalisent tout un peuple et appellent à cette répression. La désignation de terrorisme est appliquée aux droits et libertés et jusqu’à la libre conscience.
Une ordonnance présidentielle du 10/06/21 modifiant le code pénal pénalise l’action politique, la liberté d’opinion et d’expression (art 87 bis qui dit: « Est considéré comme acte terroriste(…) tout acte visant (…) l’unité nationale(…) par toute action ayant pour objet de(…) porter atteinte l’intégrité du territoire national ou d’inciter à le faire par quelque moyen que ce soit » et définit comme organisation terroriste « toute association, groupe ou organisation, quel que soit leur forme ou dénomination, dont le but ou les activités tombent sous le coup des dispositions de l’art. 87 bis du présent code ».
La dramaturgie de ce phénomène est que le pouvoir a réussi à drainer des populations entières dans son sillage, sacralisant l’union des Algériens contre l’ennemi kabyle. Et…où sont donc passées ces voies d’intellectuels, universitaires, écrivains, politiques qui chantaient les droits de l’Homme, qui fredonnaient la liberté mais …. ailleurs ? Que sont devenues ces voies hypocrites qui ne parlent de la Kabylie que pour l’asservir ? Pas un mot face au génocide de 2001 ; pas un mot sur l’emprisonnement de jeunes hommes ou femmes, de l’élite politique et intellectuelle, pas une protestation contre les messages de haine de personnages politiques, contre les violations de domiciles, bref, contre de graves atteintes aux droits humains. Une atteinte à la dignité humaine, mère de toutes les libertés. (il est clair que ces pseudos intellectuels ne comprennent rien à l’esprit de la République Villageoise car sevrés à des cultures venues d’ailleurs).
La fracture entre l’ancestralité autochtone à travers la question Kabyle et l’entité « Algérie » acquise à l’idéologie arabo-islamique, si elle existe depuis le début de « l’aventure Algérie », elle est devenue si évidente qu’elle est incurable. Car, que penser de ceux qui revendiquent la fin d’un système politique tout en acceptant voire en défendant les piliers de son idéologie sinon faire du surplace !
A cela s’ajoute un silence international qui remet en cause l’ordre mondial établi sous l’égide des Nations Unies, qui rend opaque la charte même de l’ONU. Cependant, la Kabylie, dans le cadre de la fidélité du droit international, peut arriver à le faire bouger. Ce n’est pas une élucubration. Le 20 avril 2021 vient de ressusciter et de mettre en lumière une pensée que l’on tente d’ensevelir sous un magma d’idéologies venues de l’ailleurs. Un visage d’une rupture annoncée avec un passé assombri, une histoire tragique d’un peuple dépossédé de sa mémoire, de sa terre, de son âme. Les enfants de la bohème, ceux du 20 avril ont repris en cœur l’hymne de la résurrection, de la libération, de la liberté d’appropriation de leur propre histoire car, dit-on, celui qui écrit l’histoire domine le présent et l’avenir.
Raveh Urahmun
Paris le 10/07/2021
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