L’histoire du pot de fer et du pot de terre est une allégorie, comme tout le monde le sait et ce depuis belle lurette. Le premier objet représente la noblesse, la puissance, et le second symbolise le peuple dominé. C’est en tout cas cette allégorie qu’utilisa Jean de La Fontaine pour souligner l’existence de rapports de force inégaux. Et, de prime abord, l’issue en faveur du plus fort semble inévitable.
Maintenant, transposons cette allégorie sur le terrain politique, notamment au pays dirigé par une « brochette d’épaules étoilées » ou ce que la vox populi appelle « les véritables décideurs ». Les prédécesseurs de ces derniers ont pris leurs quartiers d’hiver en Tamazgha centrale, en 1962, après que la France eut choisi de prendre la valise plutôt que le cercueil. Cette contrée est donc prise dans un long hiver de soixante ans sous un « ciel constellé ». Et depuis, la Kabylie grelotte, toussote mais elle n’est pas encore pétrifiée par le permafrost. Elle a de la vigueur, de la ressource, de la détermination, de la sagesse qu’elle a apprise du passé récent ! Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ! Elle finira par émerger de ce brouillard colonialiste comme l’ont souvent montré des mouvements révolutionnaires.
Par exemple, l’année 1848 est marquée par de nombreuses révolutions en Europe : l’Italie, la France, l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne. Ce mouvement, qui secoue le Vieux continent, sera rapidement surnommé « Printemps des peuples » ou « Printemps des révolutions ». En dépit de la répression violente qui s’est abattue sur ces révoltes, des changements sont venus consoler les insurgés. Et pendant que le sang coule en Europe, la Kabylie tente de préserver son indépendance. « Invitée », au nom de la solidarité confessionnelle, à défendre les intérêts et l’entité ottomane implantée en Tamazgha centrale comme un pieu dans le coeur des habitants, elle se porte avec vaillance au-devant de l’armée du comte de Bourmont. Sur le champ de bataille, à Sidi-Ferruch, Staoueli…, les Kabyles sont traités par les Ottomans avec un mépris dépassant tout entendement humain. Aussi regagnent-ils leurs pénates et se préparent à affronter l’envahisseur, qui ne tardera pas à lorgner sur leurs terres, fort maigres au demeurant, une fois les autres régions conquises. Hélas ! En dépit de sa farouche volonté de préserver son indépendance, de la bravoure de ses hommes loués par le camp adverse, ses moyens dérisoires n’ont pu empêcher l’armée française, mieux équipée, organisée, aguerrie, de s’emparer progressivement de leur République.
En 1871, la Kabylie, comme le Phénix, renaît de sa défaite de 1857 et s’efforce de secouer le joug imposé par l’armée française – l’une des meilleures – au service du Second Empire. La Kabylie a cru aux promesses qu’on lui a faites, mais comme l’on dit, les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent. En effet, les tribus arabes, qui ont prêté serment sur le Coran, se sont ravisées en jurant leur grand Dieu que, finalement, elles ont eu d’autres priorités. Voilà, succinctement dit, comment la Kabylie est passée sous les Fourches Caudines de l’Empire français. Et, depuis, elle n’a pas fini de manger son pain noir et de se chercher un destin digne de son rang La moralité à tirer de cette défaite est génialement résumée par un de nos multiples dictons : yiwen ufus ur yettseṛfiq ara… Quant au « pauvre » Kabyle : ad iwet agejdur (« il se lamentera en s’arrachant les cheveux ») en attendant Godot.
Il n’est un secret pour personne que le pays des Igawawen bénéficie, seg wasmi tella yemma-s n ddunit, d’une belle identité et d’une étonnante spécificité. Et ce particularisme n’est pas anodin aux yeux de la population locale qui jure de le défendre contre vents et marées. Aussi, des Kabyles – les « indépendantistes » comme on a coutume de les appeler dorénavant – revendiquent-ils un vrai droit à la différenciation afin d’ériger, comme par le passé, une République « insulaire ». Cette revendication portée par le MAK est un symbole fort qui s’inscrit dans une longue histoire faite de rebondissements, de soubresauts et de meurtrissures comme nous venons de le voir brièvement.
Dans « Le Siècle identitaire » (1) de Ferhat Mehenni, leader du Mouvement pour l’autodétermination qui prône l’indépendance, on peut lire : « Cinquante ans après la décolonisation, les anciens pays colonisés sont toujours dans l’ornière. À de rares exceptions près, ils n’ont su tirer profit de leur indépendance ni sur le plan économique, ni sur le plan politique. Ce ne sont pas les compétences de leurs dirigeants qui sont en cause, mais la nature même de ces États. Coloniaux ils sont nés, coloniaux ils demeureront, jusqu’à leur extinction. » Il poursuit : « Ce n’est pas un hasard qu’aujourd’hui, apparaissent de nouveaux vocables, de nouvelles expressions pour nommer tous ces peuples en manque de reconnaissance interne et externe et qui ne sont pas qu’africains ou asiatiques. C’est ainsi que des ‘’nations’’ sans États’’, des «’’peuples autochtones’’, ‘’peuples solidaires’’… sont en train de s’organiser pour accéder au droit d’exister. » « Le XXIe siècle sera identitaire. » Et l’on a une forte envie de lui donner raison, surtout si l’on prend la peine de poser un regard lucide sur les nombreux mouvements indépendantistes à travers cinq continents : Touareg de l’AZAWAD, Québécois, Catalans, Basques, Écossais, Kurdes, Aborigènes… (la liste est longue comme la Soummam et le Sebaw réunis). Et, bien entendu, les Imazighen de Kabylie à l’instar de leurs frères de race, les Imucaɣ du Sud et les Ayt Awac des Îles Canaries.
Pour atteindre leur objectif, les Kabyles n’ont nullement l’intention de recourir à la violence car ils ne veulent plus faire saigner, dévaster et carboniser leur patrie, la Kabylie. Les Révolutions de 1848, en dépit de l’ampleur des soulèvements et de l’adhésion massive des populations exclues, des bas-fonds, ont montré que le déchaînement de la violence n’est pas forcément la panacée pour arracher les droits d’un peuple. Les révolutions qui ont réussi, ce ne sont pas les masses qui les ont spontanément conduites, mais plutôt des groupes, voire des groupuscules politiques comme les Bolchéviks en 1917. Pour la Kabylie, le mouvement indépendantiste semble vouloir accélérer le cours de l’histoire afin d’atteindre l’idéal républicain en se libérant culturellement, politiquement, et, surtout, pacifiquement, de la férule des généraux et de la dictature islamo-arabiste.
On doit à Antonio Gramsci (1891-1937) ce brillant et profond concept : il faut gagner la bataille culturelle, mère de tous les combats politiques. Il faudrait probablement s’en inspirer pour que l’idéal indépendantiste de la région (revendication des Kabyles à ne pas être « soumis à l’autorité d’un autre organe ou d’une autre collectivité ») devienne une réalité. Qu’on l’espère ou qu’on le redoute, on ne pourra rien y faire. C’est le sens de l’histoire, le fameux matérialisme historique, qui est en marche.
Mais, n’allez pas penser que le « Système », porteur du germe du totalitarisme, promoteur de l’islamo-arabisme (2), celui qui veut restaurer la « grandeur » arabe tombée dans les oubliettes de l’histoire depuis la mort du colonel-pharaon égyptien, accèdera aux doléances des Kabyles en prononçant solennellement la Fatiḥa, la face tournée, non pas vers La Mecque, mais en direction de Lalla Xdiǧa, en signe de reconnaissance à l’égard des Igawawen. C’est mal connaître l’hydre ! La « Régence des néo-deys » a les moyens financiers, humains et médiatiques pour jeter le discrédit sur la Kabylie, disqualifier les actions légitimes des militants actifs et revendicatifs. Et si nécessaire, les forces dites de sécurité prendront le relais.
LE PASSÉ ET LE PRÉSENT SE RESSEMBLENT COMME DEUX GOUTTES D’EAU
Ceux qui ont organisé l’assassinat d’Abbane Ramdane, du colonel Amirouche et du signataire des Accords d’Évian (1962-2022), Krim Belqasem, ne sont plus de ce monde pour qu’ils rendent gorge, mais le « Système » qu’ils avaient initié s’est profondément enraciné dans la « Régence des bachi-bouzouks » et dans la société. Abdelhafid Boussouf alias « Si Mabrouk », alias al-Basïr, le « Voyant », celui qui voit absolument tout, responsable du service de transmissions et d’écoutes dont il fait « un modèle de répression » invraisemblable, a laissé une marque indélébile dans le système inquisitorial du pays (armée, police, et la société civile dont la structure est bâtie sur le modèle de la STASI est-allemande, la petite « sœur » du KGB). Ferhat Abbas-al-Mekki (1899-1985), qui a, pour des raisons évidentes de politique, rejoint le clan d’Oujda, en 1962, écrira, pourtant, quelques décennies plus tard : « Les colonels se sont comportés comme les héritiers des Béni Hilal pour qui la légitimité se fonde sur la raison du plus fort », à propos de l’assassinat d’Abbane. Il concède aussi que l’« On a assassiné des innocents pour assouvir d’anciennes haines, tout à fait étrangères à la lutte pour l’indépendance. […] On a condamné la torture chez les Français mais on la pratiquait sur nos propres frères » (3).
Le « Système », fidèle toujours aux anciennes méthodes pratiquées par les colonels de l’état-major de l’Ouest (Maroc) et à la mentalité des gouverneurs arabes en Tamazgha des premiers siècles de l’invasion, à l’instar des dirigeants nazis, qui sortent leur révolver quand ils entendent le mot culture, le « Système », dis-je, dégaine sa sulfateuse quand lui viennent aux oreilles les échos des mots : Amazigh, Kabyle, droit culturel, identité, autonomie, indépendance. Alors il tente de jeter l’opprobre et le discrédit sur les uns et embastille arbitrairement les autres. Il mobilise ses ventriloques venimeux, ses obligés véreux, ses relais corrompus au sein de la société civile et de la classe politique godillot, l’élite « fort courageuse » pour défendre les Philistins ou les Sahraouis mais pas ses voisins territoriaux, les trolls anonymes qui usent d’un vocabulaire répugnant, et tous ceux qui entretiennent une détestation viscérale vis-à-vis des Naturels du pays, et des Kabyles en particulier. Toute cette camarilla déversera son fiel et ses torrents de haine pour ostraciser, anathématiser, vilipender, condamner au gibet toute personne aspirant à donner à la Kabylie un nouveau statut. Tous les médias partisans hurlent à l’unisson comme des lycaons derrière le chef de meute : radio, télévision, internet, journaux… La loi du fer et l’arbitraire mènent allègrement campagne contre les militants kabyles guidés par le seul amour de leur patrie, qui, eux, ne disposent d’aucune force médiatique ou politique pour réfuter en bloc toutes les accusations abjectes et inventées dont ils sont accablés.
Le « Système » n’a pas hésité à fabriquer de faux témoins, qui ont eu la faiblesse de croire aux promesses mirobolantes d’un pouvoir inique, machiavélique. Quand lesdits témoins viennent à la télévision « vomir » leurs balivernes, on lit aisément sur leur visage, dans leur posture et dans leur manière de s’exprimer, qu’eux-mêmes ne croient pas aux discours qu’ils débitent mécaniquement. Ils sont à plaindre, car ils sont « grillés » pour le restant de leur vie.
Le combat, que conduisent avec courage et abnégation, en dépit de toutes les insultes et autres insanités, les Kabyles indépendantistes, nous ramène à l’histoire du pot de fer contre le pot de terre (rappelons-nous, par exemple, le Printemps noir où des jeunes kabyles « offraient » leur poitrine nue à l’armée d’occupation usant de balles explosives). Mais, l’avenir leur donnera immanquablement raison, car ils agissent avec sagesse, discernement, mais avec détermination. Et, surtout, gardons en mémoire l’écroulement du communisme en 1991, que personne n’a vu venir. Et si l’on ose remonter le cours de l’Histoire, souvenons-nous du petit et fluet adolescent, mais valeureux berger, qui terrassa à l’aide d’un caillou lancé avec une fronde, le géant Goliath, le Philistin.
1. Mehenni Ferhat, Le Siècle identitaire. La fin des États coloniaux, Michalon Éditions, Paris, 2010.
2. Ben Bella déclare, le 5 juillet 1963 : « Le caractère arabo-islamique de l’Algérie est un fait admis et allant de soi » ou «L’arabisation est nécessaire, car il n’y a pas de socialisme sans arabisation […] Il n’y a d’avenir pour ce pays que dans l’arabisme ».
Quant à la « Proclamation du 1er novembre 1954 », elle déclarait dans ses objectifs, « la réalisation de l’unité nord-africaine dans son cadre naturel arabo-musulman. »
Oui ! Vous avez bien lu : « cadre naturel arabo-musulman ! » Pourtant, historiquement, ethniquement, culturellement, linguistiquement…, l’Afrique du Nord est le cadre naturel des Imazighen, non celui des arabo-musulmans. Dans leur cortex idéologique et colonialiste, le processus du « Grand Remplacement » est déjà engagé avant d’avoir le pouvoir, avec la bénédiction des nôtres, c’est-à-dire les têtes pensantes de la Révolution. Cela est tellement vrai que la presse bien-pensante qualifie d’« Algérien » un chanteur arabophone, alors qu’un Amazigh (Kabyle, Chaoui…) se voit attribuer l’étiquette d’« expression kabyle », d’« expression chaouie »… L’Amazigh est donc un étranger chez lui.
Le gang puissant et agissant des islamo-arabistes de Tamazgha centrale se comporte toujours et encore comme leurs ancêtres conquérants du Moyen Âge. Ils veulent déplacer le centre de gravité de l’islamo-arabisme du Moyen-Orient vers l’Afrique du Nord afin de lui ériger un « phare-minaret » plus haut que celui de l’antique Alexandrie. Aussi, cette « ‘Ndrangheta arabiste » fort influente au sein du pouvoir transforme-t-elle, en 2007, la ville de Buluggin u Ziri en « Alger, capitale de la culture arabe ». Elle est inaugurée par Lalla Xalida, ministre de la « Culture soumise », et l’islamo-arabiste déclaré et vindicatif, Abdelaziz Belkhadem, alors Premier des vizirs.
Puis, en 2011, la dernière capitale de la dynastie berbère des Ziyanides, dont le souverain est destitué en 1556 par les Turco-Ottomans, devient : « Tlemcen capitale de la culture islamique ». Comme de bien entendu, elle est inaugurée par Lalla Xalida, « Fanm dobout ».
En 2015, la provocation du pouvoir est virulente, humiliante ! Le fief des rois numides (Syphax, Masinisa, Jugurta…), Cirta, devient « La Mecque » de 22 pays dits « arabes » : « Constantine, capitale de la culture arabe ». La Palestine est l’invitée d’honneur.
Comme on le voit, la « Déclaration du 1er Novembre » poursuit tranquillement ses objectifs. Si le rouleau compresseur de l’islamo-arabisme continue son offensive à ce rythme, arrivera le jour où Tizi-Wezzu ou Vgayet la « savante », l’« âme » même des Kabyles, deviendra « Capitale de la culture arabe », voire patrie des Qurayš.
3. Abbas Ferhat, Autopsie d’une guerre : l’aurore, éd. Garnier, Paris, 1980.
Un kabyle insoumis.