KABYLIE (SIWEL) — Siwel publie le discours prononcé samedi 05 juin 2021 par le président Ferhat Mehenni lors de la célébration des 20 ans du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie où une exposition fut organisée pour rendre hommage aux Kabyles victimes de la barbarie du régime algérien.
Revenant sur la portée de sa déclaration du 05 juin 2001 résultant du contexte de violence extrême que vivait la Kabylie, depuis le 18 avril 2001, face aux forces militaires et policières du régime algérien, Ferhat Mehenni, alors président du MCB-Rassemblement National, montre le chemin parcouru depuis vers la liberté et l’indépendance de la Kabylie. D’une justesse implacable, cette déclaration qui date d’il y’a 20 ans jour pour jour est un document qui marque un tournant majeur dans l’Histoire de la Kabylie :
KABYLIE : 05/06/2001
La Déclaration qui a changé le cours de l’Histoire
Nous étions en 2001. C’était le Printemps noir ! la Kabylie était à feu et à sang. Une guerre est livrée par l’Algérie à un peuple pacifique et désarmé. Près d’une centaine de morts en 45 jours, abattus de sang-froid, et quelquefois à-bout-portant, par des corps de sécurité dont les munitions, des balles explosives, ne laissaient aucune chance de survie à leurs victimes. Nous vivions chaque jour dans la douleur des enterrements et l’inquiétude des lendemains. Les hôpitaux étaient pleins de blessés par balles.
Le ministre de l’intérieur qualifie de « voyou » Guermah Massinissa, le premier lycéen tué par un gendarme dans sa Brigade d’At Dwala. Non content de tuer nos enfants, le pouvoir nous insultait. Il nous provoquait. A Wad Amizur, c’étaient des collégiens que les gendarmes sont allés passer à tabac pour susciter des manifestations dans la Vallée de la Soummam en vue d’y tirer sur la foule.
Suprême humiliation pour nous, l’assemblée nationale, convoquée pour débattre de ce que nous subissions, n’observa de minute de silence qu’à la mémoire d’un enfant palestinien au mépris de notre douleur et de nos larmes. Au lieu d’examiner les violations flagrantes des droits humains, le parlement algérien fit le procès de la Kabylie et proposa même que Hocine Ait Ahmed soit déchu de sa nationalité !
La Kabylie était désespérément seule. Les Algériens descendus dans la rue, au même moment, préféraient eux aussi, exprimer leur solidarité avec leurs lointains frères Palestiniens mais pas avec leurs proches voisins kabyles. On disait même que nous n’avions que ce que nous méritions ! Nous croyions naïvement que nous étions des Algériens, nous nous sommes rendus compte que nous n’étions pour tous que des étrangers ! Le massacre à huis-clos était béni de tous !
Les partis et la classe politique kabyles étaient perdus. Assommés, ils étaient dès le premier round ! Saïd Sadi était l’ami de Bouteflika et ses proches collaborateurs étaient membres du gouvernement ! Hocine Ait Ahmed était à l’étranger et son parti, livré aux luttes des clans qui finirent par en avoir raison. Il avait organisé une marche dans la capitale, le 02/05. Les manifestants furent pris à partie par des « Algérois », sur instigation des Services du DRS. Comme au temps des Ottomans, les Kabyles étaient de nouveau des indésirables à Alger.
Seuls quelques quotidiens francophones rapportaient plus ou moins fidèlement les « événements » de Kabylie et s’en indignaient, mais tentaient tous d’en dépolitiser le sens en réduisant la colère et le drame kabyle au manque de logements, au chômage et à l’impunité, appelée horriblement la « hogra » !
Pendant que Bouteflika avait fui le pays pour ne pas avoir à donner l’ordre de cesser de tirer sur les manifestants, la Kabylie, livrée à elle-même, tentait tant bien que mal de s’organiser. Les Ârchs virent le jour et quelques-unes de leurs glorieuses marches furent celles des femmes Kabyles, elles étaient plus de 50.000 à battre le bitume sous les feux d’un soleil ardent du mois de mai. Malgré la caporalisation par les services algériens de quelques chefs, ils ont néanmoins pallié à l’absence, pour ne pas dire la démission, des partis politiques. Toutefois c’était le brouillard total. Personne ne savait où l’on allait. La plateforme d’El-Kseur n’était pas encore élaborée.
Devant un horizon bouché, mon ami, le Professeur Salem Chaker, venait de rendre public un texte proposant la revendication d’un statut de large autonomie pour la Kabylie. Je le voyais et échangeais souvent avec lui comme avec des militants du MCB, vivant en Région Parisienne, sur la manière d’organiser et la solidarité immédiate avec les blessés et d’envisager un avenir politique pour la Kabylie.
Rentré au pays, j’ai eu à rencontrer quatre personnes dont Abdenour Abdeslam qui avait mis une voiture à ma disposition, le Dr Mahiou Faredj, Hemmu Boumedine et Hmimi Ait Bachir. Ce groupe venait de faire circuler sous le manteau une déclaration sous un sigle inconnu, le MKL (Mouvement pour une Kabylie Libre). Elle n’était pas assumée par l’un d’entre eux. Bref, il y avait un consensus général qui se dégageait pour revendiquer une autonomie régionale. Je leur annonçai que j’allais tenir une conférence de presse pour forcer le destin.
La veille du 5 juin, vers 23h je reçus deux coups de fils, l’un derrière l’autre. J’eus l’honneur cette nuit-là de discuter longuement avec deux rédacteurs en chef : le premier était du quotidien Liberté, proche du RCD, et le deuxième de « La Tribune », proche du FFS. Ils étaient tous les deux les porte-voix du Général Toufik qui voulait me dissuader d’aller au bout de ma témérité. J’ai passé plus d’une heure avec chacun d’entre eux. Mais je suis resté insensible aux pressions. C’est vers 1h 30 que j’ai commencé la rédaction de cette déclaration qui a changé le cours de l’histoire en remettant en marche le peuple kabyle vers lui-même. Elle a les limites de la prudence, l’élan et la fougue de la révolution.
Arrivé le 05/06/2001 à onze heures, à la Maison des Droits de l’Homme, je n’avais que M. Hmimi Ait Bachir à mes côtés face au parterre de journalistes qui m’attendait.
Le lendemain, la déclaration avait fait l’effet d’une bombe. Toute la presse me tombait dessus. Quelques jours plus tard, un quotidien met ma photo à la une avec en grosses manchette ce titre « Cet homme est dangereux !
Ma diabolisation ne date pas d’aujourd’hui.
Toutefois, quand je regarde en arrière, vers ces dernières années, je mesure combien de chemin nous avons parcouru ! En vingt ans, nous avons rattrapé un retard de 150 ans. C’est à la bataille d’Icherriden du 24/06/1857, et à la révolte de la Kabylie du printemps 1871 que nous avons enfin donné un prolongement, une suite logique pour que les parents de nos parents puissent enfin reposer en paix !
Aujourd’hui, c’est aux militantes et militants qui sont en prison ou menacés d’emprisonnement pour leur engagement en faveur de l’indépendance de la Kabylie que je dédie cette cérémonie. Je les relie aux Kabyles tombés au Printemps noir, au soulèvement du FFS en 1963-65, à ceux tués durant la guerre d’Algérie, à ceux tombés pour la liberté du peuple kabyle en 1871 et en 1857. Le lien ainsi renoué entre les différentes générations de notre combat pour notre liberté et notre dignité doit rester éternellement indestructible.
Signé : Ferḥat At Sɛid (MEHENNI)
Exil, 05/06/2021
SIWEL 061330 MAI 21